TERRITORIO FRAGILE
Le réseau de nos rus, qui témoigne de la maîtrise ancienne des eaux, offre de nouveaux atouts à exploiter, qui n'en dénaturent pas les fonctions économiques, sociales et culturelles.
LES RUS, DU PASSE A L'AVENIR
par Jean Barocco, Luigi Giai et Joseph-Gabriel Rivolin
Un trait du ru de Chandianaz, entre Chambave et ChâtillonLe douzième titre du Coutumier du duché d'Aoste, entièrement consacré aux "fontaines, eaues et ruisseaux", atteste l'importance qu'avait le mode de gestion des ressources hydriques dans l'économie traditionnelle. L'attention que ces dispositions réservent plus particulièrement aux rus et à l'organisation collective qui s'y rattache démontre par ailleurs que leur fonction dépassait le domaine strictement économique, pour concerner des rapports sociaux complexes, où les "Gouverneurs, Conservateurs ou Gardes desdits ruysseaux" géraient un pouvoir circonscrit, mais concret sur une richesse vitale pour la collectivité locale.
Comme tous les lieux de pouvoir, les rus sont enrobés d'un halo mythologique, renforcé par la forte charge symbolique qui se rattache à l'eau, source de vie. Les rus sont donc bien placés pour jouer un rôle important dans les mécanismes d'identification des individus avec leur communauté et d'influer sur la perception que celle-ci a d'elle-même. En ce sens, on peut constater la tendence à transposer l'existence des rus - donnée historique concrète, dictée en premier lieu par des besoins d'ordre matériel - sur le plan idéologique, la rattachant à un système de valeurs où la solidarité et l'aide mutuelle auraient une importance prépondérante. Le risque est alors de considérer les rus comme emblèmes idylliques du buon tempo antico, en les reléguant au fond d'un coffre au galetas de la mémoire et en renonçant ainsi à maîtriser leur devenir en tant que patrimoine vivant, susceptible de jouer un rôle actif dans la réalité actuelle.
Pour obvier au danger de transformer le phénomène rus en une image d'Epinal et l'aplatir en une dimension intemporelle, il est opportun de se référer aux conditions géographiques et historiques concrètes qui en ont déterminé la naissance.
Le mobile fondamental de l'existence des rus réside, en effet, dans les caractéristiques géographiques de la Vallée d'Aoste. Sa localisation continentale est largement influencée par la condition de protection tout à fait particulière que les Alpes offrent. Le climat valdôtain est marqué par deux caractéristiques fondamentales: le bon nombre de journées ensoleillées et la faible humidité relative de l'air. Les perturbations déchargent leurs effets sur le relief: elles s'affaiblissent, par contre, dans les étroites vallées, moyennement plus chaudes et soumises à une ventilation importante qui vient de la considérable différence thermique suivant les altitudes. Les vents remplissent le rôle de vecteurs des précipitations, qui paraissent se produire particulièrement quand le vent provient du Sud-Ouest, pour l'ensemble de la Région, ou du Ouest pour la seule haute Vallée (c'est ce qu'on a pu vérifier aussi lors des dramatiques événements du mois d'octobre 2000); mais ils sont importants aussi à cause de leur faible humidité relative intrinsèque: le vent sec assèche rapidement le milieu environnant, surtout à l'adret, qui jouit d'un ensoleillement important, étant orienté perpendiculairement au Sud; mais qui souffre aussi d'une sécheresse excessive. C'est pourquoi on y a localisé de préférence un réseau de rus particulièrement développé.
Sarre, Ru Bréan : canal creusé dans le rocherAu point de vue historique on peut observer que les premières attestations de l'existence des rus - si on fait abstraction des imposants ouvrages d'adduction des eaux de l'époque romaine, comme le Pondel - remontent au XIIe siècle. La réalisation de réseaux d'irrigation, qui s'étendent le plus souvent sur des dizaines de kilomètres, ont fortement marqué le paysage de la Vallée d'Aoste, en contribuant de façon déterminante à l'essor économique de la région au Moyen Age, et ont représenté un moment essentiel dans le processus d'équilibrage des activités agricoles et pastorales, dont les effets ont duré jusqu'au XXe siècle. De telles entreprises demandaient évidemment l'investissement de capitaux importants - ce qui impliquait l'adhésion de promoteurs riches et puissants: les institutions ecclésiastiques et la classe seigneuriale - ainsi que l'emploi d'un savoir-faire technique raffiné, tant pour réaliser des œuvres d'ingénierie parfois remarquables, que pour calculer les effets de l'érosion et du dénivellement sur la maîtrise des eaux.
Si la construction d'un canal peut paraître peu de chose de nos jours, pour bien saisir l'effort que la réalisation des rus a requis il faut songer qu'à l'époque où ils furent conçus les seules possibilités d'obtenir du travail transportable étaient liées à la force des hommes et des animaux. Les rares ouvrages utilisés pour les canalisations étaient des éléments en bois ou en métal, réalisés à l'aide de machines mues, à leur tour, par l'énergie hydraulique et transportés sur les lieux à dos d'homme ou de mulet. Les ustensiles fondamentaux pour le défrichage, l'escavation et la taille de la pierre (pelles et pioches, serpes et faux, marteaux et maillets, ciseaux et haches), étaient seuls à la disposition de la force et de l'intelligence des hommes, qui, eux, devaient constamment s'adapter aux tracés établis, quelle que fût la condition du terrain. Ce qui étonne de prime abord, et qui mérite une réflexion, c'est l'adresse avec laquelle on a tracé les parcours en fonction d'une épargne globale: d'eau et d'énergie.
Egalement étonnante est la complexité du système de répartition des eaux suivant les besoins des usagers, qui s'organisent depuis toujours en consorteries ou consortiums, dont les organes directeurs sont aujord'hui, le plus souvent, l'assemblée générale, le conseil d'administration, le président et les commissaires aux comptes. Au point de vue de la gestion quotidienne, les rôles essentiels sont de tout temps ceux du directeur et des gardes du ru, qui assurent l'efficience du canal et apaisent les différends qui surgissent au sujet des horaires d'utilisation des eaux (pauses). La jouissance des droits d'arrosage est en effet strictement réglementée: la rotation s'effectue généralement par cycles de quatorze à vingt et un jours, pendant lesquels chaque consort a droit à un certain nombre d'heures d'arrosage, selon l'étendue de ses biens-fonds.
L'arrosage, qui se faisait d'antan sans arrêt pendant la période d'activité du ru, à savoir - normalement - depuis le début du mois d'avril jusqu'à la fin du mois de septembre, comprend aujourd'hui des heures non réglementées, dites "heures des eaux vagantes", que les usagers peuvent employer sur demande ou simplement suivant les priorités de prélèvement; et certains règlements mentionnent, depuis quelque temps, l'utilisation des eaux du ru pour l'arrosage par aspersion. Ce sont là des indices significatifs de la profonde transformation qui est en cours dans ce secteur, de plus en plus sapé par l'abandon ou la sous-utilisation des campagnes. Les résultats immédiats de l'arrosage par aspersion sont un remarquable allègement du travail des agriculteurs-éleveurs et une hausse des rendements des cultures fourragères, fondamentales pour une agriculture régionale s'appuyant essentiellement sur l'élevage bovin et la production laitière.
La modernisation des techniques a amené également à une rationalisation de l'emploi des eaux, ayant pour effet de réaliser des économies notables et d'obtenir ainsi les meilleurs résultats quant à la fonction primaire de distribution de l'eau, qui consiste évidemment à favoriser le développement de la végétation. Il faut cependant constater que, quand on néglige et qu'on abandonne les réseaux d'irrigation on ne perd pas seulement cette fonction primaire: inévitablement d'autres fonctions accessoires font défaut, que nous considérons toutefois importantes pour la vitalité et la santé des rus et de leur environnement.
Parmi ces fonctions accessoires il faut avant tout indiquer la correcte alimentation des sources. Les légères fuites qui se distribuent tout le long du parcours du ru, favorisent d'une part la croissance de la végétation marginale - ce qui contribue à la stabilisation des pentes autrement exposées à des éboulements - et s'écoulent d'autre part dans un réseau qui s'est stabilisé au cours des siècles et pourvoit à potabiliser l'eau et à alimenter les sources, en élevant énormément l'importance des petites fuites d'eau initiales. La technologie actuelle, qui tend à l'épargne maximal de l'eau, ne permet plus ces fuites et remplace les canaux à découvert par des tuyautages pour la plupart en matériau plastique, en provoquant la cessation de ces apports bienfaisants. Il faut en outre remarquer que la canalisation forcée est efficace si elle est dirigée sur des aires considérablement étendues, sans arriver trop près des zones urbanisées, qui supportent mal l'arrosage par aspersion: pour arroser les pertinences urbaines on utilise alors les aqueducs communaux, ce qui amène à un usage impropre des ressources hydriques. Le cercle vicieux qui en découle ne fait qu'augmenter la soif de ressources hydriques de qualité, qui deviennent d'autant plus précieuses qu'elles se font rares.
L'interruption de cette spirale se réalise en récupérant la fonction propre aux rus, qui consiste à offrir un service ramifié et parcellisé: la revitalisation de vieilles branches, supportée par la construction de petits tronçons localisés aptes à atteindre, dans l'esprit consortial, toutes les parcelles actuellement transformées en jardins potagers et d'agrément, est la solution logique du problème. Il est donc nécessaire de recréer le réseau d'irrigation par écoulement à côté de la technique par aspersion, pour revitaliser l'usage des anciennes pouses, bien que limitées dans le temps. Il en découlera la renaissance des consortiums qui, au point de vue social aussi, ont eu une fonction importante au sein des communautés locales.
Une autre réflexion s'impose. Le ru, qui est par définition un réseau, doit être soigné et contrôlé dans la totalité de son parcours, depuis la prise d'eau jusqu'à la dernière venelle. Il ne faut pas oublier que le ru est un cours d'eau à tous les effets et que, s'il peut contribuer, en cas d'inondation, à mitiger la puissance des crues, il peut devenir lui-même source de danger. L'entretien du réseau est à l'origine d'une série de services qui, ayant comme temps fort la corvée printanière, embrassent une bonne partie de l'année. Ces opérations d'entretien, qui s'ajoutent à celles de pure gestion, imposent des visites constantes du parcours, qui se reflètent positivement sur le monitorage des zones environnantes. Il s'ensuit que, si le réseau est suffisamment développé et articulé, son environnement est perçu dans toutes ses modifications, même minimales. Des fonctions anciennes telles que le directeur du ru et la varda du ru offriraient donc, sans peser plus lourd sur les finances de la communauté, un service de contrôle en faveur des techniciens qui s'occupent du territoire.
D'autre types de service sont possibles: la construction de petits réservoirs à ciel ouvert à des endroits opportuns, par exemple, pourrait fournir - tout au moins dans l'immédiat - l'eau nécessaire aux interventions anti-incendie; et on étudie actuellement la possibilité d'exploiter la portée des rus pour la production de l'énergie électrique. Il faut considérer, enfin, que la nature que les rus traversent garde généralement ses caractéristiques d'origine, étant donné le faible impact de ce type d'ouvrages. Cette péculiarité peut être utilement exploitée en fonction d'un public opportunément guidé. Il s'agit de prédisposer, sur la trace des sentiers de service et avec le minimum d'ouvrages à ajouter, des parcours à la portée de bien des amants de la nature. Un véritable tourisme des rus est possible, tel celui qui se pratique le long des bisses au Valais.
La fonction des rus évolue donc, mais ne s'épuise pas. L'enjeu de l'avenir consiste à exploiter toutes leurs potentialités, sans pour autant en dénaturer les fonctions primordiales, qui correspondent à des besoins non seulement économiques, mais aussi sociologiques et culturels profonds.

   
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