Aosta
La ville d’Aoste est parcourue par des canaux, qui, à la fois, alimentaient les artifices citadins et arrosaient les jardins potagers et les vergers des habitants, en se dispersant en d’innombrables venelles.
RIVES ET RUS DE LA VILLE D’AOSTE
par JOSEPH-GABRIEL RIVOLIN
Dirigent Administration Régionale, Direction des archives et des bibliothèques

Le pont-aqueduc médiéval du Ru Prévôt à Porossan.Le territoire de la Vallée d’Aoste se caractérise par la présence d’un grand nombre de cours d’eau artificiels, construits à partir du Moyen Age pour pallier à la sècheresse du climat de la région. Ces rus, qui s’étendent souvent sur la longueur de plusieurs kilomètres, arrosent pour la plupart les campagnes, mais sont également présents dans les centres habités, où ils activent – ou pour mieux dire activaient – des activités artisanales ou para-industrielles diverses : moulins, scieries, foulons, papeteries…, prenant parfois la dénomination de ru des artifices.
La ville d’Aoste elle-même est parcourue par ces canaux, qui, à la fois, alimentaient les artifices citadins et arrosaient les jardins potagers et les vergers des habitants, en se dispersant en d’innombrables venelles.
Le plan de la ville dessiné par Jean- Baptiste de Tillier en 1730 met clairement en évidence le réseau de ces rus urbains ou « rives », qui dérivaient tous du torrent Buthier au Nord-Est de l’agglomération urbaine, près de Saumont, au lieu-dit – justement – Mère des Rives. Les transformations du paysage intervenues à cet endroit au siècle dernier ne permettent plus de s’extasier devant le paysage enchanteur que décrivait Edouard Aubert en 1861, même si la vue des montagnes n’a pu être changée : « Je m’arrêtai, frappé par l’aspect calme et grandiose de ce lieu solitaire, étonné surtout du contraste qui s’offrait à mon esprit : à quelque distance, la ville que je venais de quitter, la ville toute pleine de vie, de rumeurs et d’agitation, conséquence des habitudes laborieuses ; ici, pas une trace d’habitation, pas un vestige humain, nul autre bruit que le fracas des eaux. Rien n’égale la beauté sauvage de ce site : des arbres de toute nature descendent des collines les moins élevées et viennent presque baigner leur pied dans les flots écumants du torrent ; plus loin d’âpres rochers se dressent vers le ciel. Lorsqu’on regarde vers le midi, les fonds du tableau sont occupés par le Bec de None et le Mont-Emilius. Quand on se tourne au contraire vers le nord, on aperçoit, à l’extrémité de la vallée, les sommets glacés du mont Combin ».
Le canal venant du Buthier, appelé lui aussi Mère des Rives, coule vers la ville et se bifurque à la hauteur de l’actuelle rue du Prieur Gal, non loin de l’ancien cimetière de Saint-Ours, en donnant naissance aux deux Rives : du Bourg (qui descend le long des rues Hôtel des Monnaies et Vevey) et de Ville (qui longe le côté nord des remparts romains et, tournant à angle droit au nord du Plot, parcourt ensuite la rue Monte Vodice, l’avenue des Maquisards et les rues Chamolé et Voison). De récentes fouilles archéologiques ont permis d’établir que la Rive de Ville a probablement des origines romaines.
Au Moyen Age, l’eau des rives avait été inféodée aux habitants d’Aoste par les princes de la maison de Savoie : c’est ce qui résulte des reconnaissances passées le 29 septembre 1436, à Thonon, en faveur du duc Louis Ier de Savoie, qui avait droit à percevoir un ducat d’or par an pour cette concession. Le 24 août 1602 cette redevance fut cédée par le duc Charles-Emmanuel Ier au baron Pierre-Léonard Roncas de Châtelargent. Après l’extinction de la famille Roncas les droits sur les eaux des rives d’Aoste revinrent au souverain par droit d’échute : c’est pourquoi, le 17 septembre 1757, leurs utilisateurs, c’est-à-dire les communautés de la Cité et du Bourg et les ordres religieux de la ville, se déclarèrent feudataires du roi de Sardaigne Charles-Emmanuel III pour toutes les eaux des rives, à usage agricole ou artisanal.
Au cours des siècles, de nombreux artifices furent alimentées par ces eaux. Au début du XXe siècle, au bord de la Mère des Rives, au lieu-dit Martinet (toponyme indiquant un lourd marteau à soulèvement mu par un moulin à eau) on trouvait un atelier exploitant le canal pour activer une scierie, une teinturerie, un moulin avec une fabrique de pâtes alimentaires et des métiers mécaniques à filer et tisser la laine.
Plan de la ville d’Aoste en 1730, d’après l’Historique de la Vallée d’Aoste de J.-B. de Tillier.Le long de la Rive du Bourg (qu’on appelait aussi, significativement, Canal des Moulins), s’échelonnaient à la même époque : une scierie (à la place du moulin des Cordeliers, attesté en 1768), une forge, un atelier comprenant une menuiserie (qui avait pris la place d’un moulin à papier existant au XVIIIe siècle), une teinturerie, un foulon et une turbine hydraulique ; ainsi que quatre moulins, dont l’un, le moulin de la Ressaz (ou moulin Secondin), existait déjà au XIIe siècle, quand il était la propriété indivise des vicomtes d’Aoste et des seigneurs de Bard ; un deuxième abritait aussi une fabrique de pâtes et un troisième encore se trouvait à l’intérieur du palais des nobles Passerin d’Entrèves. Des documents plus anciens mentionnent d’autres moulins aussi : en 1349 il y en avait un à la porte Prétorienne, à côté de la tour des seigneurs de Quart ; un autre, appelé Cordelloz, existait au sud du jardin d’enfants actuel. Un énième moulin se trouvait en 1360 près de l’église Saint-Laurent, sur une dérivation de la rive passant par les rues Saint-Ours et Saint-Anselme actuelles.
Avec le Petit-Buthier à l’est et la Doire au sud, la Rive de Ville constituait les confins nord et ouest des franchises d’Aoste, d’après la charte octroyée par le comte Thomas Ier de Maurienne vers 1191 ; elle forme toujours la limite entre les paroisses de Saint-Jean Baptiste et de Saint- Etienne. Au siècle dernier la Rive de Ville activait une douzaine d’artifices : une forge, trois scieries (dont l’une avait remplacé le moulin de Pertuis, qui existait déjà au XVIIe siècle près de la porte et de la tour homonymes), une scierie-forge, une menuiserie, une pile à papier, une tannerie, deux moulins, un moulinforge et un atelier comprenant une fabrique de pâtes, une forge et une turbine. L’un des deux moulins, situé dans l’actuelle rue Tourneuve et dit Turré car il se trouvait près de l’emplacement de l’ancienne tour occidentale de la porte de la Rive, a été transformé en restaurant en 1980 ; il apparaît dans les documents dès 1147. Deux autres moulins se dressaient le long du canal : l’un, dès 1195, à côté de la Tourneuve, l’autre près du pont Saint-Genis (côté occidental de la place de la République). De la Rive de Ville dérivent deux rus : l’un, dénommé ru Perron, parcourt les rues actuelles De Maistre, Ribitel et Ollietti : il marquait les limites entre les communautés de la Cité et du Bourg et sépare toujours les paroisses de Saint-Jean Baptiste et de Saint-Laurent ; se bifurquant à son tour, il forme un ruisseau qui sort par l’ancienne porte Béatrix après avoir parcouru les rues Hôtel des Etats, De Tillier, Gramsci, Festaz et Bramafam. Le second (le ru de Malconseil) est enterré sous les rues Martinet, Croix-de-Ville et Aubert. De nombreuses « ponteilles » en pierre ou en bois traversaient les rives et les rus qui en dérivaient, pour permettre aux piétons de les traverser à pied sec, particulièrement à la croisée des rues. « Les rues d’Aoste, a écrit Henri Bordeaux, sont comblées d’un ruisseau d’eau courante qui coule paisiblement. De temps à autre un minuscule pont de pierre autorise les enfants et les personnes majestueuses ou craintives à passer d’une rive sur l’autre. Pour contenir tant de choses, rivières, rivages et ponts, ces rues ne sont point larges ». Parmi les principales ponteilles on peut rappeler: le pont Saint-Genis déjà mentionné ; le pont Saint-Etienne sur la place Roncas actuelle ; la ponteille Bovarnier à l’issue de la rue Saint-Ours, qui marquait au Moyen Age la limite occidentale de la foire de Saint-Ours. Deux autres rives à artifices coulent sur la gauche orographique du Buthier, qui étaient en fait d’anciennes branches du torrent : la Rive du Pont-de-Pierre, ou Rive Gerbore, qui comptait au siècle dernier trois forges, un moulin et une scierie ; et la Rive Rivolin, qui tire son nom de la famille homonyme, avec une forge et une tannerie. En aval du Pont-de- Pierre, au bout de la rue du Mont- Emilius actuelle, ces deux cous d’eau s’unissent pour former le Petit-Buthier, qui alimentait une scierie et une turbine hydraulique. C’est dans l’ancien moulin sur la Rive du Pontde- Pierre que la coopérative « Forza e Luce » réalisa, en 1895, sa première centrale électrique.
Le territoire communal d’Aoste est parcouru par d’autres rus aussi, à vocation agricole. Au nord du faubourg de la Rive, tout près de l’église Saint-Etienne, le Ru Meyran, issu du Buthier à Saumont, non loin de la Mère des Rives, coule parallèlement à la Rive de Ville vers Saint-Martinde- Corléans depuis 1186 au moins. Sur son bord, à la hauteur du parking actuel de l’hôpital, le long de la route du Grand Saint-Bernard, s’élevait l’hospice de Saint-Jean-de-Rumeyran, jadis appartenu aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui le cédèrent aux chanoines du Mont- Joux ; en 1752 il fut confisqué par le roi de Sardaigne Charles-Emmanuel III et attribué à l’Ordre Mauricien. Le Ru Meyran et son hospice étaient, au Moyen Age, l’un des principaux points de repère des pèlerins de la via Francigena : les marrons d’Etroubles et de Saint-Rhémy avaient le monopole de l’accompagnement des voyageurs depuis le lieu-dit Rumeyran jusqu’à la Fontaine- Couverte, au sommet du col du Grand Saint-Bernard.
Le nom de ce ru – rivus meridianus – vient de ce qu’il est le plus méridional d’un système de canaux qui sillonne la colline au nord de la ville, avec le Ru Neuf, réalisé en 1327 par Perronet d’Ossan, des seigneurs de Gignod, et le Ru Bourgeois, qui date de 1401. Le premier naît du Buthier en amont d’Etroubles et traverse les hauteurs de Gignod, Excenex et Arpuilles ; le second part de La Clusaz de Gignod, non loin du pont d’Allein, et aboutit aux Vignoles.
Sur la colline de Porossan on trouve les quatre rus de la seigneurie de Quart, qui puisent également leurs eaux au Buthier : le Ru Baudin, construit par Jacques de Quart en 1287, qui naît au lieu-dit La Combe de Porossan ; le Ru Champapon, audessus du précédent ; le Ru Prévôt, bâti par le prévôt de la cathédrale Henri de Quart vers 1300 ; et le Ru Pompillard – ou Piâru, « le plus haut ru » – réalisé en 1409 par les quatre curés de Roisan, Saint-Laurent d’Aoste, Saint-Christophe et Quart, sur l’autorisation du comte Amédée VIII de Savoie.
Enterrés pour la plupart de leur cours, voire carrément disparus sous le goudron des rues citadines, rus et rives d’Aoste forment néanmoins un ensemble historique intéressant, qui témoigne des techniques hydrauliques du passé, des capacités d’ingénierie de ceux qui les ont projetés et réalisés et de l’intégration de l’économie agricole et des activités paraindustrielles qui caractérisèrent la ville d’Aoste jusqu’à des périodes très récentes. Ils méritent donc une certaine considération et une attention particulière lors des réaménagements du territoire, afin d’éviter la dispersion de témoignages significatifs de notre civilisation régionale.



Bibliographie:

• E. Aubert, La Vallée d’Aoste, Paris 1861 ;
• R. Berton, Notices historiques sur les canaux de la cité d’Aoste, « Le Flambeau » 3 (1973), pp. 153- 162 ;
• H. Bordeaux, Les amours de Xavier de Maistre à Aoste, Chambéry 1931 ;
• L. Colliard, La vieille Aoste 2, 2 voll., Aoste 1978- 79 ;
• J.-M. Henry, Histoire populaire religieuse et civile de la Vallée d’Aoste, Aoste 1929 ;
• R. Nicco, Cooperativa Forza e Luce di Aosta, Aosta 1996 ;
• J.-G. Rivolin (coord.), Quart - spazio e tempo, Quart 1998 ;
• J.-B. de Tillier, Historique de la Vallée d’Aoste, Aoste 1966 ;
• P. Vietti, D. Davite, 1895-1995 : i primi cento anni della cooperativa Forza e Luce di Aosta, Aosta 1995.

   
Pagina a cura dell'Assessorato territorio, ambiente e opere pubbliche © 2024 Regione Autonoma Valle d'Aosta
Condizioni di utilizzo | Crediti | Contatti | Segnala un errore