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Le Portfolio Européen des Langues (PEL)

Un instrument au service de la continuité et de la mobilité

PREMIÈRE APPROCHE GÉNÉRALE

Il est bon et plus que légitime que, dans un dossier consacré à la présentation et à quelques usages du portfolio, et notamment du Portfolio Européen des Langues, Rolf Schärer fasse un point sur ce dernier. C'est en effet très largement à son initiative que l'on doit l'adaptation aux domaines des langues de cet instrument aux riches implications, qui avait déjà connu, en particulier en Amérique du nord, des emplois dans les systèmes éducatifs. C'est R. Schärer qui, alors qu'il exerçait d'importantes responsabilités dans la Fondation des Eurocentres, avait, lors d'un symposium international organisé par la Suisse à Rüschlikon, argumenté et développé cette proposition d'un portfolio destiné à faciliter la circulation des citoyens européens, la reconnaissance et la valorisation de leurs acquis linguistiques, que ces derniers soient d'origine formelle (et notamment scolaire) ou informelle (tenant à leur histoire familiale et à leurs parcours individuels hors l'école).
Dès ce moment, le portfolio était pensé comme devant comporter trois composantes majeures :
- Une " biographie langagière " dans laquelle l'apprenant (ou, plus largement, l'usager détenteur de ce portefeuille) ferait état de son parcours et de ses expériences au contact des langues qu'il a, dans quelque circonstance que ce soit, apprises et qu'il s'est, à des degrés divers appropriées.
- Un " passeport ", étalonnant ses différents acquis au regard d'une échelle de niveaux de maîtrise ; ce passeport comportant aussi bien des éléments d'évaluation ou de certification externes que des éléments d'autoévaluation en relation à des tâches précises.
- Un " dossier " où le possesseur du portfolio peut placer des attestations, documents et exemples de travaux qui viennent compléter et illustrer ses déclarations des autres parties du portfolio.
Par exemple, tel usager pourra indiquer, dans sa biographie langagière, qu'il a connu une première enfance et socialisation en langue espagnole, été scolarisé dans un environnement germanophone, appris l'anglais et un peu d'italien comme langue étrangère en contexte scolaire et fait un séjour prolongé en Italie. Dans la partie "passeport" de son portfolio, il pourra faire état de l'obtention d'un diplôme de l'Université de Sienne, d'un niveau B1 en anglais et aura le loisir, de préciser, dans les rubriques d'autoévaluation, comment il se situe lui-même dans ces différentes langues ainsi qu'en espagnol, n'ayant pas étudié formellement cette langue première. Dans la partie " dossier " de son portfolio, il lui reviendra d'inclure, s'il le souhaite, des copies des certificats obtenus, des échantillons de travaux écrits réalisés, une attestation d'employeur, si, toujours par exemple, il a, pendant son séjour en Italie et après ses études d'italien, eu aussi un " petit boulot " dans un office touristique où ses compétences (même partielles) en espagnol, en allemand, en anglais et en italien lui avaient valu un emploi temporaire. Il va de soi que ce cas imaginaire et un peu complexe à dessein n'est pas posé comme d'un polyglotte particulièrement doué, mais d'un individu européen quasi ordinaire, ayant simplement un peu " circulé ".
On pourrait commenter plus avant cet exemple " fabriqué " pour en préciser ou compléter certains points, mais il importe de d'abord caractériser plus avant les options et finalités majeures du Portfolio Européen des Langues (désormais : PEL), non sans pointer quelques difficultés ou ambiguïtés que sa mise en œuvre a pu, à l'occasion, présenter.

ORIGINES ET FINALITÉS

L'instrument " portfolio " n'est pas inconnu dans d'autres domaines que les langues et il s'inscrit à l'intérieur de choix qu'il ne faut pas perdre de vue.
Ainsi, nombre d'artistes, de photographes, d'architectes et de décorateurs d'intérieur peuvent présenter à leurs clients potentiels un " portefeuille " ou portfolio leur permettant de faire état de leurs réalisations, des distinctions ou récompenses qu'ils ont éventuellement obtenues, des projets pour lesquels ils ont été sélectionnés, des publications auxquelles ils ont contribué, des expositions les concernant. Selon les circonstances et les destinataires, cette autoprésentation peut être en partie modelée, modulée : le décorateur intérieur ne montrera peut-être pas à un client potentiel qu'il estime de goût très conservateur des photographies de ses décorations les plus hardies ou exotiques !
Dans le domaine de la formation continue - professionnelle ou non - et quand il s'agit de valorisation des acquis, le portefeuille peut aussi trouver son usage. N'en prenons pour preuve que cet extrait d'un texte relatif à la " formation professionnelle tout au long de la vie " où il est fait mention d'un " Passeport formation " qui doit " favoriser la mobilité interne et externe " du salarié et dont l'objectif est " d'identifier et de faire certifier ses connaissances, ses compétences et ses aptitudes, acquises soit par la formation initiale ou continue, soit du fait de ses expériences professionnelles ".(1)
Il s'agit bien ici de reconnaître et de prendre en compte, voire de faire certifier, des connaissances, compétences et aptitudes d'origines diverses et à portée professionnelle. On relèvera, pas seulement pour l'anecdote, qu'il est question ici dans ce texte d'un " passeport " et non d'un " portefeuille " ou " portfolio " (2). Pour désigner ce qui se dénomme aujourd'hui Portfolio Européen des Langues, le terme de " passeport " avait été un temps avancé, puis écarté pour des raisons qui ne sauraient surprendre ; le passeport est délivré par une autorité officielle et peut être retiré par cette même autorité ; il est tamponné, reçoit des visas, porte des traces d'entrée et de sortie, toujours sous le contrôle d'instances nationales ; le détenteur du passeport ne peut rien y inscrire. Le portfolio au contraire est propriété de son utilisateur, qui en garde le contrôle et peut en moduler le contenu (pour ce qui concerne le dossier, voire la biographie langagière). Qui plus est, dans une Europe tendant vers la libre circulation (et quelques années après l'ouverture de l'Europe centrale et orientale), les diverses connotations de " passeport " pouvaient être perçues comme hors de propos, voire inopportunes.
Reste que, pour des raisons tout aussi compréhensibles, le Passeport réapparaît - ainsi que l'indiquait ci-dessus la présentation générale, comme une des composantes du PEL, sa partie la plus " officielle ", dans la mesure où une référence explicite y est faite aux échelles et aux niveaux retenus dans le Cadre européen commun pour les langues et où les certifications officielles obtenues sont mentionnées. Cette référence à une norme proposée comme commune et présentant des descripteurs précis et gradués des " être capable de " dans différents secteurs d'activité langagière socialement inscrite est bien de nature à permettre ou du moins à faciliter la " circulation interne et externe " (pour reprendre, en la déplaçant quelque peu, la formulation du texte cité ci-dessus à propos de la formation professionnelle). " Circulation interne " dans l'entreprise (changement de poste, avancement), " circulation externe " hors de l'entreprise (passage dans une autre firme ou une autre branche professionnelle, reconversion, etc.). Mais aussi " circulation interne " à l'intérieur du système éducatif (passage d'un niveau de classe à un autre, d'un cycle d'études à un autre, du secondaire à l'université, etc.) et " circulation externe " (poursuite d'études dans un autre pays, mobilité internationale universitaire ou professionnelle). Réintroduire la notion de passeport revient donc aussi à marquer l'instrument PEL non seulement comme un mode de présentation d'acquis et de capacités, mais aussi comme un outil en vue de la mobilité inter- et intranationale, autorisant un certain type de continuité dans les trajectoires individuelles.
En bref, ce à quoi vise l'introduction du PEL, c'est à permettre tout à la fois :
1. une reconnaissance des compétences linguistiques dans diverses langues (de quelque niveau de maîtrise et de quelque origine que soient ces capacités) ;
2. un mode d'enregistrement des progrès réalisés (puisque le PEL accompagne son utilisateur / possesseur au long d'une trajectoire de formation et d'expérience et qu'il peut y noter ses avancées successives) ;
3. un étalon servant à indiquer le niveau atteint dans telle capacité, pour telle ou telle langue, par rapport à un jeu d'échelles critériées, assez précises et fines, largement acceptées comme référence internationale (les différents niveaux du Cadre commun européen) ;
4. un recueil d'informations aidant à la mobilité interne et à la circulation internationale en facilitant la cohérence des parcours grâce à la prise en compte possible à tout moment de ce qui a déjà été accompli.

BÉNÉFICES SECONDAIRES ET COMPLÉMENTS

Il n'y a pas à s'attarder ici sur les aspects techniques de l'élaboration et de la validation d'un PEL. On notera simplement les points suivants :
a) Il est impossible de disposer d'un document unique au niveau européen et même à l'intérieur d'un seul pays. Concrètement, on assiste plutôt à la réalisation de portfolios qui concernent un niveau d'enseignement (portfolio pour l'enseignement primaire, portfolio pour les collèges, portfolio pour l'université, etc., chacun se situant dans le prolongement du précédent). Toutes ces productions obéissent à la même structuration d'ensemble mais peuvent donner lieu à des formulations différentes dans le détail, pas seulement, selon les pays, pour la langue de base dans laquelle les indications, consignes, formulaires sont présentés, mais aussi, par exemple, pour les descripteurs d'autoévaluation (qui ne peuvent être rédigés de la même manière pour un enfant que pour un adolescent ou un adulte).
b) Une commission spéciale examine les projets qui demandent à obtenir la validation du Conseil de l'Europe, son " label ", et se prononce sur leur conformité aux principes généraux et à l'agencement standard des PEL, de manière à assurer une harmonisation de ces produits et à remplir ainsi les conditions d'une circulation interne et externe. À cette fin aussi, il est prévu que, pour tout portfolio européen validé, la composante " passeport " est commune et de même format.
c) Rien n'empêche toutefois une région, une filière de formation, un établissement, une branche professionnelle, de mettre au point son propre portfolio des langues, en fonction de ses besoins et orientations propres, mais sans pouvoir alors prétendre à une validation européenne. C'est-à-dire que la philosophie du Portfolio Européen des Langues peut faire tache d'huile - et on le constate en effet, non sans quelque dérive occasionnelle (3).
Au titre des " bénéfices secondaires " et des compléments dont, depuis quelques années, les portfolios élaborés dans différents pays ont permis la mise en évidence, on peut relever, entre autres, les points suivants :
1. Assurer une continuité et une cohérence dans les changements de cycles d'études. Certes, comme on l'a noté plus haut, cette finalité est inscrite dans la conception même du PEL, mais il faut en souligner l'importance. Au moment où, dans nombre de pays, une langue étrangère (ou plusieurs) se trouve enseignée au niveau primaire, il n'est pas rare que le cycle suivant (école moyenne, collège, premier cycle du secondaire) ne tienne guère compte de ce qui a été appris antérieurement et " reprenne à zéro ". Le même constat vaut pour d'autres points d'articulation du système éducatif. Le PEL, bien utilisé, devrait aussi servir à pallier ces dysfonctionnements, qui ont trop souvent pour effet de démotiver les apprenants.
2. Le dispositif du PEL permet une prise de conscience par l'usager (apprenant) de ce qu'il a fait et de ce qu'on peut faire pour apprendre une langue : si on l'invite à dire s'il a ou non utilisé tel support, pratiqué tel type d'exercice, eu recours à telle ou telle technique de mémorisation, vu ou non des films en version originale, etc., on attire son attention sur des manières d'apprendre, sur des stratégies de communication mobilisables, sur des façons de tirer parti des ressources offertes par l'environnement pour poursuivre ou consolider un apprentissage. C'est une véritable " culture d'apprentissage " qui se construit ainsi peu à peu, cependant que s'affine et s'affirme la capacité d'autoévaluation et de prise de conscience de son propre " style " pour apprendre ; prise de conscience aussi que d'autres voies sont possibles et valent peut-être la peine qu'on les explore.
3. Dans les contextes scolaires, il est arrivé aussi que les suggestions ou simples mentions d'activités ou de supports de travail que contient un PEL sensibilisent aussi les enseignants à des pratiques nouvelles ou simplement autres que celles sur lesquelles ils s'appuient habituellement et/ou que déterminent le manuel qu'ils utilisent. Ceci dans la mesure où, en contexte scolaire, c'est souvent avec l'enseignant et dans le temps de l'école que le PEL sera pour partie rempli et progressivement actualisé.
4. À court ou moyen terme, l'usage du PEL contribue donc aussi à quelque peu modifier les représentations généralement dominantes des modes d'apprentissage des langues, à faire apparaître ces derniers comme plus diversifiés qu'il ne le paraissait, si on s'en tient à certaines routines scolaires. Il facilite aussi une construction positive de l'image de soi que peut avoir un sujet plurilingue. Il y a place dans le portfolio pour l'ensemble des langues du répertoire langagier d'un individu et ce répertoire différencié (les niveaux de maîtrise varient et n'évoluent pas nécessairement de la même manière selon les variétés qui constituent le répertoire) se trouve globalement valorisé aux yeux aussi des pairs.
Éducation langagière, ouverture aux langues, affichage des capacités plurilingues, évolution des représentations sociales liées aux langues, autant d'effets secondaires - si l'on peut dire - d'une utilisation raisonnée et dynamique du PEL.
Il est bien entendu permis d'estimer que, dans un contexte où, comme en Vallée d'Aoste, les langues et les options bi-/plurilingues constituent des enjeux importants, le PEL trouverait une place de choix et des réalisations originales.

Daniel Coste

Notes
(1) Le Monde, samedi 20 septembre 2003, p. 8.
(2) Dans le domaine de l'entreprise, on voit aussi toutefois des expressions telles que " portefeuille de compétences ", en relation souvent à l'établissement d'un " bilan de compétences " qui, à un moment donné de son parcours recense l'ensemble des savoirs et savoir-faire d'un individu, dans une visée à la fois sommative, diagnostique, voire prédictive (recrutement, reconversion, recherche d'emploi, promotion). La question est alors de savoir qui, quelle instance établit le bilan, selon quels critères, avec quelle participation de l'acteur directement concerné et avec quel objectif. On ne saurait ignorer les dérives technocratiques et les utilisations abusives auxquelles peuvent donner cours de telles démarches. Il y a d'autant plus lieu, dans le domaine éducatif, de ne pas perdre de vue que le PEL est au service de son détenteur et d'exercer une certaine vigilance quant aux usages qui en sont faits.
(3) C'est le cas lorsque le portfolio des langues en vient à être élaboré pour enregistrer les progrès enregistrés dans une seule langue étrangère ou ne prend en compte que les langues enseignées à l'école.

 

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