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Les fractures linguistiques

Passé et présent nous montrent que le français ne cesse de se modifier : découvrons ensemble les aspects positifs et négatifs de cette évolution.

Quand on entend parler de fractures linguistiques, on songe normalement à un groupe de personnes, souvent minoritaire, qui emploie un langage différent par rapport à celui, plus standardisé, de la majorité des gens. La fracture linguistique par excellence, en français, a surtout été représentée par l’argot, dont le concept apparaît au XIIIe siècle et dont le premier texte écrit, entièrement centré sur la vie et le jargon des petits merciers et des gueux, est publié à Lyon en 1596 : il s’agit de La vie généreuse des Mercelots, Gueux et Bohémiens, signé par Péchon de Ruby. En effet, c’est surtout la littérature qui diffuse la langue verte, des Mémoires de l’ex-bagnard Vidocq aux Mystères de Paris d’Eugène Sue en passant par Victor Hugo et plus encore, sous la Troisième République, avec Émile Zola. Notons que, à travers ces ouvrages, c’est plutôt l’argot parisien qui est mis en lumière.

L’évolution de l’argot

La langue verte naît, donc, comme parler typique d’un groupe de personnes en marge dans la société française, plus spécifiquement parisienne. Ces parias, persécutés par les autorités, méprisés et craints par le commun des gens, créent un langage incompréhensible pour les autres, ayant recours à différents moyens, dont le principal est lexical. Ils s’appuient sur des procédés lexicaux sémantiques (métaphores : ex. la lourde pour la porte ; métonymies, y compris synecdoques), formels (suffixations de mots - beaucoup en ard -, apocopes, aphérèses, redoublements de syllabe, éventuellement après troncation : ex. zizique pour musique), sur les emprunts des langues régionales et plus récemment étrangères. À partir de la seconde moitié du XXe siècle, l’argot se sert également de plusieurs systèmes de codages, tels le javanais (consistant à rajouter le son av ou tout autre son entre les consonnes et les voyelles), le largonji (consistant à remplacer la consonne initiale par un l et la reporter à la fin du mot, comme dans le cas de jargon), le loucherbem (même procédé que pour le largonji, mais avec une terminaison finale, comme pour le mot boucher) et, plus tard, le verlan (inversion des syllabes à l’intérieur d’un mot).

Pourquoi l’argot ?

Au début, et jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, l’argot se manifeste comme l’expression linguistique d’une profonde fracture sociale dont les protagonistes sont des gens littéralement refusés par la société. Sa nature cryptologique est en conséquence justifiée par la nécessité de ne pas se faire comprendre par tous ceux qui les rejetaient et emprisonnaient, afin de mieux les tromper. La fermeture en 1946 du bagne de Cayenne, en Guyane française, et la générale amélioration des conditions de vie dans les prisons de l’Hexagone marquent un tournant dans l’histoire de l’argot. Petit à petit, il cesse d’être uniquement la langue de la pègre, c’est-à-dire des hors-la-loi, pour entrer et souvent se confondre avec le langage populaire et familier : un exemple vient du mot flic, forme argotique apocopée de flicot, connu et utilisé par toutes les catégories sociales. Des romans, comme les polars de San Antonio, des films (des policiers, surtout), des chansons, comme celles de Renaud, des sketches même, pensons au grand Coluche, contribuent à vulgariser l’argot et à éliminer la fracture linguistique qui le concerne, après que l’ultérieure démocratisation de la société française a réduit les fractures présentes entre les différentes couches de la population. Et, tout récemment, c’est un autre grand romancier, Daniel Pennac, qui, à travers la tribu Malaussène, a fait mieux connaître la crudité mais aussi la poésie de ce langage.

Un français fâché

À l’heure actuelle, il y a une autre profonde fracture linguistique qui se produit en France, elle est provoquée par la langue des banlieues appelée par certains français fâché, car patrimoine d’une catégorie de personnes notoirement fâchées contre les institutions françaises. Les cités (agglomérations d’immeubles des banlieues) sont habitées notamment par les beurs (forme évoluée de verlan du mot « arabe »), jeunes d’origine maghrébine nés en France de parents immigrés, qui rencontrent de sérieuses difficultés d’intégration dans le tissu social et économique du pays où ils sont nés. Nombreux sont ceux qui n’ont même pas le sentiment d’être effectivement français, ils se sentent plutôt céfrans (verlan de français), donc différents par la culture, souvent par la religion, et par la langue. Car ils parlent un français très verlanisé (un mot, même argotique, peut parfois subir plusieurs passages de verlanisation) où, de surcroît, se greffent aussi des termes ou des expressions venus du français d’Afrique du Nord. On peut par exemple trouver le verbe niquer (trivial pour faire l’amour) qui a donné son nom à un groupe de rap, Nique ta mère, ou encore le substantif kif, qui était utilisé en français d’Afrique du Nord à la fois avec le sens de haschich et de plaisir : or, le terme a été repris avec ce dernier sens et a donné naissance à kiffer (aimer), très employé par les jeunes des banlieues. Ce parler a évidemment une fonction identitaire forte, qui s’exprime d’ailleurs par un accent pointu bien caractéristique des gens des cités. D’une certaine façon, le français d’Afrique du Nord, en particulier le cagayous (le français populaire d’Alger) est en train de ressurgir en France. La différence, c’est que jadis il connotait l’identité des pieds noirs (les Français d’Algérie au temps de la colonisation), de nos jours il connote, au contraire, l’identité de jeunes Français dont les parents ou les grands-parents sont d’origine maghrébine : on dirait une ironie de l’histoire.

Où va-t-on ?

Le problème est ici de savoir si ce parler des cités en France est amené à coexister avec les langues en présence comme symbole d’une classe d’âge socialement déterminée, ou s’il est amené à remplacer ces langues. En bref, est-ce que ces jeunes disposent d’autres registres linguistiques ou  vont-ils continuer toujours à pratiquer ces formes langagières, peut-être les transmettre aussi à leurs enfants ? Cette question est d’une importance capitale du point de vue sociopolitique, car c’est l’avenir de ces locuteurs qui est en jeu. Dans un cas, en effet, les sujets parlants maîtrisent le français et l’arabe, pratiquent un registre identitaire, mais sont capables d’en pratiquer d’autres ; dans l’autre cas, ils ne maîtrisent que ce registre argotique qui n’est plus alors seulement identitaire, mais devient surtout véhiculaire. La question reste ouverte, mais songeons que plusieurs de ces jeunes, frappés par le chômage, demeurent trop longtemps dans leurs groupes, vivotent de petits boulots, de petits trafics et d’aides sociales, ce qui fait qu’il y a une sorte de fossilisation, sociale et linguistique, qui apparaît préoccupante. Le risque, ce n’est plus seulement l’exclusion, mais aussi et surtout l’auto-exclusion : la fracture, que beaucoup déclarent être surtout générationnelle, risque de devenir uniquement la conséquence d’un échec social.

Le langage des textos

La vraie fracture générationnelle se produit plutôt quand tout un langage véhiculé par les nouvelles technologies et, en particulier, par les téléphones portables s’impose chez les jeunes et les très jeunes. Le phénomène est récent et a donné naissance à une langue écrite où les ados utilisent une série de stratégies et codes qui souvent empêchent la compréhension de la part des adultes.
Le but est, à la fois, cryptique (surtout au début), ludique, car on joue pas mal avec la langue, et fonctionnel, vu qu’il faut faire économie maximale de lettres. Il est intéressant de voir plus en détail en quoi consistent les procédés employés par le langage des SMS ou textos. On y trouve les sigles, comme asv, pour âge, sexe, ville (une manière pour se connaître et, peut-être, pour draguer) ou, encore, comme mdr, pour mort de rire ; les abréviations, telles stp (s’il-te-plaît), tjs (toujours) et beaucoup d’autres ; les écrasements de mots, par exemple ouessqueté qui, évidemment, se tape beaucoup plus vite que où est-ce que tu es ? ; les transcriptions phonétiques, vu que plusieurs jeunes écrivent comme ils parlent, telles ki cé ka fé sa pour qui c’est qui a fait ça. Il s’agit de stratégies d’invention linguistique qui n’inventent rien, il suffit de penser aux œuvres pleines de jeux de mots et d’inventions de la langue propres aux auteurs de l’Oulipo, l’Ouvroir de littérature potentielle fondé à Paris en 1960 par François Le Lionnais et Raymond Queneau. Par contre, un procédé assez nouveau est introduit dans le langage des SMS par les rébus, où on mélange des chiffres et des lettres, comme dans a12c4, pour à un de ces quatre, ou rin29, pour rien de neuf. C’est désormais devenu presque un jeu, mais il est incontestable que cette façon de communiquer appartient aux jeunes et les adultes en sont souvent exclus : en plus, les néologismes, dans le langage des textos, ne cessent de paraître.

Et hors de l’Hexagone ?

Jusqu’à présent j’ai parlé, à propos de l’argot et de la langue des banlieues, de fractures linguistiques qui reflétaient et reflètent un manque d’intégration sociale de la part d’une certaine couche de la population. Cela signifie que, malgré le grand intérêt et l’extrême richesse de ces langages, ils restent le produit d’un malaise social qu’on aurait volontiers évité et qui, par contre, n’est pas repérable dans la langue des textos. Quel est alors le sentiment qu’on devrait nourrir face à toutes les fractures linguistiques d’origine géographique qui concernent le français ? Le phénomène touche plusieurs langues dans le monde et, très souvent, l’origine de ces fractures est à rechercher dans la colonisation. Il suffit de penser au camfranglais (mélange de français, anglais et langues locales), né au Cameroun dans les grandes plantations créées avant les indépendances (1960) par les colons anglais et français et, aujourd’hui encore, véritable alternative au « français de France » dans les zones francophones du pays. De nos jours, ce qu’on retient des différents français parlés dans le monde francophone c’est la particularité de chacun d’entre eux. Cependant, j’ai du mal à parler de fracture par rapport aux autres français européens ; il faut, à mon avis, se déplacer plutôt hors d’Europe, aller donc en Afrique, et plus particulièrement en Afrique Noire, comme on l’a vu tout à l’heure avec le camfranglais. Là, on trouve toute une littérature en langue française imprégnée de poésie, de traditions et, logiquement, de termes issus des langues locales : lisez Eugène Ébodé, Calixte Beyala, Fatou Diome, pour n’en citer que certains, et vous retrouverez tout ça. Ou encore il faut parler avec quelques Canadiens francophones, lire un peu de leur littérature (par exemple France Daigle) pour percevoir une claire fracture vis-à-vis du français de l’Hexagone, résultat d’une histoire bien particulière qui les a vus résister sur le plan linguistique, et plus généralement culturel, quand ils étaient dominés par les Anglais et, en partie, succomber à l’anglais maintenant qu’ils sont libres. Pourtant, je suis persuadé que la fracture linguistique la plus nette, sur le plan géographique, est celle qui concerne les Antilles. Il suffit de faire un exemple : le roman Texaco de Patrick Chamoiseau (Martinique, 1992) a décroché le prix Goncourt, mais il a été considéré illisible par la plupart des Français, à cause des larges infiltrations créoles que le texte contient. Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé, Raphaël Confiant sont depuis toujours les grands défenseurs de la créolité, ils ont écrits des textes en créole, signé un manifeste en 1989, mais ont aussi œuvré pour que le français antillais soit l’expression la plus vraie du vécu de ces peuples.

Vito Specchi

couriel