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Savoir confier les manettes

Les mathématiques demandent aux enseignants des trésors d’imagination, pour les faire assimiler aux élèves et leur en faire partager la passion.

Faites le test : choisissez au hasard quelques personnes autour de vous et demandez-leur le souvenir qu’ils gardent de leurs cours de mathématiques dans le secondaire. Pour beaucoup, ce qui ressort, c’est l’ennui.
L’ennui, d’abord, parce que les tâches proposées sont souvent, dans un enseignement " classique " des mathématiques, répétitives. L’entrée privilégiée, c’est l’acquisition de techniques par l’accumulation d’exercices d’application pure. Et ceux-ci sont nombreux pour s’assurer que chacun a intégré la procédure.
L’ennui, ensuite, parce que cette discipline est perçue comme désincarnée, ne donnant prise ni au sentiment ni à l’opinion, une discipline que le " moi " ne peut investir.
L’ennui, enfin, parce que pour les élèves (nombreux) en difficulté dans cette matière, le discours tenu par l’enseignant n’offre plus de point d’ancrage. Ils sont dans l’incompréhension de ce que l’on attend d’eux, dépassés depuis trop longtemps par une matière cumulative, baignés dans la musique soporifique d’une langue étrangère et qui ne s’offre plus à comprendre.

Le constat

Je me suis heurtée plusieurs années, notamment dans mon enseignement en classe de troisième, à cette spirale ennui/ désinvestissement/incompréhension. Je bâtissais mes cours à l’aune de ce que je croyais être l’élève moyen. Mais l’élève moyen n’existe pas : la moyenne est cet instrument qui dit qu’avoir les pieds dans la glace et la tête dans une fournaise permet de bénéficier d’une température agréable… Alors face à tous ces élèves structurellement éloignés de l’élève-étalon, éternellement à contretemps du rythme qu’on leur propose et qui s’ennuient, nous le savons bien, parce que tout est tantôt trop lent, tantôt trop rapide, face à tous ces élèves, donc, comment proposer une activité réellement mobilisatrice ?
L’intérêt que je porte depuis longtemps au concept d’autogestion m’a finalement amenée à changer radicalement de posture dans la classe, avec un mot d’ordre : confier les " manettes " à chaque élève. Toutes les manettes : le cadre de travail, le rythme adopté, les procédures d’évaluation…
Pour ce faire, j’ai pensé une classe toute différente.

Travail en groupe et en autonomie

Dans la classe telle que je la propose aux élèves de troisième qui me sont confiés, on travaille en groupe et en autonomie.
L’année commence par un sociogramme – il y en aura un à chaque trimestre – sur lequel je m’appuie pour construire des groupes d’environ quatre élèves. Des questions du type " Avec qui pensez-vous ne pas pouvoir travailler ? " permettent d’obtenir des groupes aptes à se fonder sur les valeurs de travail. D’un point de vue spatial, mon bureau est au milieu de la salle et les groupes, au nombre de six, sont disposés autour en " marguerite ". Nous n’avons pas l’usage du tableau.
Je présente ensuite à la classe les trois ou quatre chapitres que nous aurons à traiter dans le trimestre et demande à chaque groupe d’élèves de décider ensemble l’ordre dans lequel ils vont aborder ces notions.
Ce travail fait, chaque élève se voit confier un dossier – le même pour tous les élèves d’un groupe – sur lequel il devra travailler pendant huit séances. Un tel dossier comporte une " feuille de route ", qui indique l’ordre dans lequel aborder les activités, un point d’histoire des mathématiques, des activités de découverte, un cours structuré, des exercices d’application directe et des exercices d’approfondissement, facultatifs.
Le groupe, unité de vie, travaille sur une même notion mais chaque élève est encouragé à progresser à son rythme dans la découverte du chapitre.
L’évaluation des compétences acquises, quant à elle, est individuelle et se fait à la demande de chaque élève. Lorsque l’un d’entre eux pense avoir acquis les compétences de base relatives à une notion, il demande à passer, durant l’heure suivante, l’" UV de base ". Si celle-ci est réussie, il pourra, s’il le souhaite, passer l’" UV de synthèse ", plus ardue.
Aucune note n’est attribuée en cours de trimestre : une évaluation est " validée " ou ne l’est pas, et c’est en toute fin de trimestre que, par un transcodage, je transforme le nombre de réussites en la note que me réclame l’institution.
Pour ma part, je suis " à disposition " et n’interviens qu’à la demande d’un élève.

En quoi ce mode de fonctionnement évite-t-il l’ennui ?

Tout d’abord, le rythme est individuel. L’élève qui progresse vite peut enchaîner des exercices variés, que je prévois en suffisance, sans avoir à patienter. Celui qui, en revanche, rencontre des difficultés face à telle ou telle notion peut s’y attarder le temps nécessaire à la compréhension.
Autre point dont je ne peux
nier l’influence, même s’il s’agit d’un effet " placebo " : les élèves déterminent leur progression. Bien qu’au bout du compte ils aient tous à étudier les mêmes notions, le fait de les aborder dans un ordre qui leur est propre leur donne le sentiment de choisir leur thème d’étude, et l’importance du libre choix, fût-il en quelque sorte fictif, n’est plus à démontrer dans la motivation des apprenants.

Éviter la monotonie

Le choix que j’ai fait des supports de travail a lui aussi été guidé par ma volonté de susciter autant que possible l’intérêt des élèves.
Ainsi, j’ai pu constater leur curiosité quand il leur est donné de découvrir l’histoire des mathématiques. De nombreux élèves, à l’entrée dans un chapitre, se jettent avidement sur la page qui traite de cette question.
Pour ce qui concerne les exercices proposés, je me suis évertuée à en varier la forme autant que possible : schéma ou non, formulation des consignes, application à des domaines variés…
Quant aux devoirs donnés en temps libre, ce sont exclusivement des narrations de recherche. Interpellés par une question que je veux toujours surprenante, les élèves entrent volontiers dans cette activité qui offre de la place à l’expression d’une personnalité.
L’unité de vie que constitue le groupe évite également la lassitude. Je n’interdis pas aux membres d’un groupe de parler momentanément de tout autre chose que de mathématiques.
Il arrive même qu’à leur demande je me mêle de leurs conversations… Lorsque l’ennui ou l’" endormissement " menacent, quelques bavardages permettent de se remettre en éveil.

Que faire pour les élèves en grande difficulté ?

Mais là où j’avais le plus à cœur de combattre l’ennui, c’est chez les élèves en grande difficulté et c’est là que sans doute l’enjeu est le plus crucial.
Une de mes priorités a été de leur proposer un niveau d’entrée dans les notions accessible. Un test rapide et auto-correctif distribué en début de chapitre permet à chacun de faire le point sur ses acquis et lacunes. En cas de lacunes importantes, donc, trois ressources : en priorité le groupe, au sein duquel se trouve la plupart du temps un individu pour lequel la compétence est acquise et qui est donc apte à transmettre ; ensuite la bibliothèque : il s’agit d’une quinzaine de manuels de tous niveaux qui sont en libre accès. Enfin, si ces deux médiations n’ont pas suffi à surmonter l’obstacle, l’élève s’adresse à moi et nous (re)voyons le point sur lequel il achoppe.
L’autre angle d’attaque concernant les élèves en échec, c’est de tenter de restaurer un peu, chez eux, l’estime de soi. De lutter contre la certitude démobilisatrice de l’échec. Pour ce faire, j’utilise des procédures d’évaluation qui tentent d’instituer la possibilité de la réussite. En premier lieu, l’absence de note attribuée à un devoir évite l’humiliation liée à une note très basse. En outre, un devoir " raté " peut être repassé à tout moment et le nombre d’échec n’intervient pas dans l’évaluation finale, seul compte le nombre de devoirs finalement réussi, qu’il ait fallu une ou trois passations. Enfin, le fait de proposer deux niveaux d’exigence distincts, UV (unité de valeur) " de base " et UV " de synthèse ", permet de construire la plus simple uniquement sur les compétences de base, accessibles au plus grand nombre.

L’évaluation du dispositif

Il n’est évidemment pas simple d’évaluer l’effet réel d’un tel dispositif sur l’ennui des élèves, variable qui ne se donne pas facilement à mesurer. Pour autant, j’ai quelques indications : il y a deux ans, j’ai fait un sondage dans " ma " classe de troisième qui comptait vingt-deux élèves.
Dans ce questionnaire,
• à la question " Avez-vous plus ou moins envie de venir que pour un cours classique? ", quinze ont répondu " plus ", cinq " autant " et deux seulement " moins " ;
• à la question " Avez-vous plus ou moins l’impression de réfléchir par vous-même que dans un cours classique? ", seize ont répondu " plus ", cinq " autant " et un seul " moins ";
• à la question " Trouvez-vous plus intéressant de travailler seul, à deux ou à quatre ? ", quinze ont répondu " à quatre ", ce qui était le cas dans ce cours ;
• à la question " Vous ennuyez-vous plus ou moins que dans un cours classique ? ", vingt-et-un ont répondu " moins " et un " autant "…

Isabelle Andriot

couriel