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La fabrique de l'ennui

Ennui et école sont-ils liés ? Comment élèves et enseignants réagissent-ils face à l’inévitable ennui ?

Les élèves s’ennuient à l’école : des cours et des journées qui traînent en longueur, des bâillements réprimés, des regards absents, désintéressés…
Est-ce une nouveauté ? L’ennui n’est-il pas l’un des sentiments les plus anciens, les plus partagés à l'école et par des générations d’élèves ?
En 1856, à Alès, Alphonse Daudet expérimente « cet horrible métier de pion ». Il décrit, dans Le Petit Chose, l'ennui, l'inutilité, l'absence d'intérêt, tout ce qui fait la grisaille de l'école.
Mais dans une école où l'application, l’effort, la mémorisation, constituaient le socle d’un élève studieux, l’ennui, la paresse et l’inaptitude scolaire étaient reliés : quand le maître les relevait, ils étaient sanctionnés sans état d’âme. Et celui qui s’ennuyait beaucoup était invité à abandonner l’horizon scolaire pour en scruter d’autres plus brumeux.
Depuis, la vie scolaire a pris un autre tournant ; les sociétés, les mentalités ont subi de profondes mutations ; des canaux multiples et variés s’offrent à la connaissance ; le champ scolaire cherche avec difficulté à préserver un espace qui lui est âprement disputé.
Or, si l’obligation scolaire jusqu’à l’âge de 16 ans a pris naissance dans un terreau humaniste, n’a-t-elle pas aussi favorisé, en contrepoint, une massification de l’ennui forcé ?

L’école comme fabrique première de l’ennui ?

Les lycéens, cependant, quand on les interroge sur l’ennui en situation scolaire, tiennent des propos plus nuancés. Si plusieurs d’entre eux désignent la salle de classe et la salle de permanence comme des lieux ennuyeux, en revanche, le centre de documentation, la salle informatique, la cantine, les couloirs, les escaliers, la cour, etc. s’offrent comme autant d’endroits où divertissements et plaisirs buissonniers s’accordent avec apprentissages et connaissances.
Quant à la classe, elle va sombrer dans la léthargie ou reprendre vie selon les enseignants qui se succèdent au fil des heures. Les élèves savent différencier les caractéristiques d’un cours où l’on s’ennuie de celui où l’on ne s’ennuie pas. On leur a posé la question suivante :
« Pour toi, quelles sont les spécificités d’un cours où l’on ne s’ennuie pas ? »
Les réponses des élèves ont souligné, dans un cours où l’on ne s’ennuie pas : « une ambiance chaleureuse » ; « une atmosphère détendue » ; « un cours vivant et intéressant, où il y a de l’action ».
Les jeunes sont sensibles à la personne de l’enseignant :
« C’est un cours où le professeur est proche de ses élèves. Il fait les exercices avec eux, il les aide. »
« Un professeur pas nerveux, décontracté, qui sait mettre à l’aise les élèves et sait les faire travailler. Il a de l’humour bien que ça reste sérieux. »
Ils apprécient son savoir-faire qu’ils vont déceler au travers d’activités mises en place et qui favorisent l’accrochage de l’attention, comme par exemple :
« Quand le professeur rend le cours vivant, intéressant, par des situations concrètes et non seulement par de la théorie ; quand le cours est enrichi d’exemples. "
« Quand un prof fait son cours comme s’il racontait une histoire. »
« Quand il y a une alternance d’exercices oraux et écrits, à faire en classe. »
« Quand on fait des recherches. »
« Quand il y a des supports audio ou visuels, du travail informatique, une animation ludique. »
« Quand on est en groupes de trois ou quatre personnes. »
« Quand un intervenant extérieur intervient dans la classe. »
« Quand a lieu un débat sur un sujet d’actualité, ou encore un exposé. »
Ils sont sensibles à la circulation de la parole dans la classe. L’élève qui inscrit sa parole dans un espace de dialogue reste en éveil :
« Un cours animé où l’on peut parler ensemble, échanger entre professeur et élèves et entre élèves. »
« Un cours où l’on peut participer, donner son point de vue sur la question posée, avoir son mot à dire. »
« Quand tout le monde participe, que le cours est actif, cela donne envie de comprendre et d’apprendre. »
« Un cours n’est pas ennuyeux, quand on ne fait pas qu’écrire pendant toute la séance, mais quand il y a des échanges avec les professeurs et moins de tension avec eux.»

Quand la question est inversée

« Pour toi, quelles sont les spécificités d’un cours où l’on s’ennuie ? »
Les réponses se fixent davantage sur la personnalité de l’enseignant ; celle-ci est mise en cause. Ainsi, selon les jeunes, une classe où les élèves s’ennuient est essentiellement une classe où l’enseignant se met en scène et où l’on assiste à un monologue :
« Le prof vient seulement pour faire son cours ; il ne sait pas intéresser, ça ne bouge pas. »
« C’est quand le professeur parle trop ; qu’il récite son cours et qu’il faut écrire, écrire, sans exemples concrets ; qu’on passe tout le cours à copier ; c’est du grattage, on décroche très vite, le professeur dicte et ne donne pas d’explications, nous ne comprenons pas ; la voix du prof berce et endort. »
Alors que, par nature, la culture scolaire reste fondée sur l'écrit, sur la maîtrise des règles principales du code écrit, malencontreusement, les élèves l’assimilent à un moment de vacuité et de non-sens.

L’effet miroir

De l’enseignant à l’élève, de l’élève à l’enseignant : on se trouve paradoxalement dans une sorte d’effet miroir. La plupart des enseignants tendent à expliquer l’ennui des élèves en invoquant des caractéristiques de leur personnalité, en négligeant tout à fait des facteurs liés à la pédagogie ou à la didactique :
« Ils n'ont pas le goût de l'effort ; ils sont paresseux. »
Quant à l’ennui qu’ils peuvent éprouver eux-mêmes, en tant qu’enseignants, durant leurs cours, ils évoquent un sentiment de solitude quand ils se trouvent confrontés au brouhaha ou, au contraire, à une classe somnolente. Malgré la passion qu’ils peuvent avoir pour leur matière, ils se sentent isolés face à des élèves passifs :
« En tant qu'enseignante, je m'ennuie quand je sens que je fais cours toute seule, quand les élèves sont affamés à l’heure de midi et ont l’air absent, même s’ils sont assis sagement et me regardent ! Mais c’est pareil quand ils digèrent ! C’est très lié au rythme biologique ! Je m'ennuie quand il n'y a pas d'échange, tout simplement ! »
« Quand ils sont odieux, quand avec leur portable ils se permettent, pendant les cours, de commander des pizzas, ou de discuter avec les élèves d’une autre classe. »
Si autrefois l’ennui restait poli et se manifestait par de petits chahuts, des rêveries, aujourd’hui l’agressivité, l’insolence, la provocation prennent appui sur baladeurs, portables, trousses de maquillage…

Du décrochage des enseignants

Quand l’enseignant échoue parce que les élèves démotivés s'installent dans l'apathie ou dans la contestation généralisée, quand son expérience est défaillante face à la complexité d'une situation, à première vue inextricable, cela lui procure le sentiment, bien tenace, qu'il ne peut plus contrôler ce qui se passe. Les difficultés répétées ainsi qu'une succession d'échecs font naître en lui ce sentiment dit « d'incontrôlabilité », ayant l’ennui comme caisse de résonance.
Alors, pour tous, la vie semble se dérouler en dehors de l’école.

Et si l’ennui donnait le temps de réfléchir ?

Ce premier constat, où chacun rumine son ennui, est fort heureusement limité. Quand la parole est partagée, quand l’enseignant arrive à mobiliser sa classe autour d’un projet, l’ennui n’est plus perçu comme une menace :
« Au fait, c'est très bien de s'ennuyer un peu, beaucoup... et si, des fois, ça permettait de réfléchir ? Encore faudrait-il définir l'ennui. Est-ce un temps de ‘vide’ entre deux pleins ou bien un temps où on n'est pas happé par quelque chose ? Je ne m'ennuie jamais, mais trouve le temps vide plein de pleins et j’en ai besoin pour survivre... », nous raconte Odile, professeur en arts plastiques.
Ainsi, le dialogue entre l’élève et l’enseignant peut trouver place, même dans les temps de silence, temps propices à la rêverie créative.
Si dans la classe, l’ennui risque de s’installer, c’est par le dialogue pédagogique que les connexions sont signifiées : les élèves viennent certes pour apprendre, mais ils viennent surtout pour retrouver une personne, et une personne qui leur fasse signe, c’est à dire un « enseignant », en latin « in-signare », au sens de « signaler », « indiquer qu'il y a une « direction », une orientation, un éclairage dans la prolifération des savoirs.

Rolande Hatem

 

 

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