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Pourquoi s'engager dans l'analyse de l'action des enseignants?

Un écart existe toujours entre l’action des enseignants et ce que prévoient les documents officiels. Une analyse approfondie de l’expérience de classe est nécessaire, non pas en vue de l’utiliser comme un modèle, mais plutôt pour faire émerger des corrélations entre ce que l’élève a appris et les actions effectivement menées par les enseignants.

L'analyse des actions des travailleurs est désormais considérée comme un terrain d’étude fertile en vue d’approfondir la réflexion et la recherche sur la formation des adultes. Une partie importante de l'ergonomie contemporaine met d'abord l'accent sur les différences fondamentales de statut qui existent entre le travail prescrit et le travail réel.
Le premier élément, celui du travail prescrit, désigne le travail prévu, formulé dans différents documents qui fournissent des instructions, des modèles, des modes d'emplois, des recommandations variées ; le tout étant destiné aux travailleurs.
La seconde expression, celle du travail réel, concerne les caractéristiques des différentes tâches et activités effectivement accomplies par les travailleurs.
L'analyse est centrée sur plusieurs dimensions du travail réel :

  • les différents “ styles ” adoptés par un travailleur ou par un groupe de travailleurs pour accomplir la même tâche ;
  • les nombreuses “ astuces ”, les “ raccourcis ”, les “ solutions ” imaginés par les travailleurs pour diverses raisons ;
  • les ressources cognitives mobilisées dans le cadre d'une tâche donnée ;
  • les dimensions affectives, relationnelles et identitaires du travail, etc.

De nombreuses méthodes d'analyse du travail (observation, entretien d'explicitation, auto-confrontation, auto-confrontation croisée, etc.) ont été élaborées pour identifier et conceptualiser ces différentes dimensions ; les résultats ainsi obtenus pouvant être ré-exploités dans différentes directions.
En ce qui concerne les actions des enseignants, il n’est pas question de considérer l’expérience de classe comme un modèle didactique optimal, mais plutôt de l’analyser en tant que situation réelle, avec son caractère spontané lié à “ ici et maintenant ”, avec les petits trucs inventés par l’enseignant pour faire face à la situation de l’instant. À partir des enquêtes conduites dans ce domaine, il ne faut surtout pas extrapoler des implications pédagogiques immédiates. Le risque existe, et la pédagogie y est souvent tombée en cherchant des raccourcis qui tentent une transposition didactique trop légère des résultats de la recherche.
Les exemples de raccourcis sont multiples, j’en citerai trois.

  1. Combien de maîtres ont-ils transformé les tests piagétiens en activités didactiques pures et simples, alors que les résultats de ces tests auraient dû donner des informations utiles pour programmer le travail ?
  2. Aujourd’hui, les tests d’entrée sont pratiqués couramment.
    Il s’agit d’un procédé dont les origines sont à l’évidence piagétiennes. L’intention explicite est de déterminer le niveau des élèves dans le but de projeter, en conséquence, des itinéraires éducatifs. Le problème est, qu’ensuite, on se conduit comme si les tests n’avaient jamais été faits, compte tenu de l’impossibilité à pratiquer un “ menu didactique ” différent pour chaque élève.
  3. Pour notre principal institut national de documentation, l’Indire, les Best Pratics constituent une stratégie de diffusion de l’innovation basée sur la circulation de l’expérience. En fait, une expérience peut être seulement documentée.

Les expériences ne passent pas d’une situation à une autre ; elles sont difficilement exportables dans des contextes différents de ceux dans lesquels elles sont nées et se sont développées. L’expérience est un élément contextuel alors que la formation nécessite aussi d’importants éléments de décontextualisation.
Après ces préliminaires, je m’attacherai davantage à mettre en évidence les motifs qui poussent à s’intéresser aux actions des enseignants, plutôt qu’à formuler d’hypothétiques solutions didactiques qui pourraient
en découler.
Je décrirai très schématiquement quatre points :

  • le premier que j’aime définir comme étant “ les effets collatéraux du puéri-centrisme ” ;
  • le deuxième concernant le rapport difficile susceptible d’exister entre les résultats de l’apprentissage et l’offre formative ;
  • le troisième touchant, lui aussi, le rapport qui lie entre eux les documents officiels et les pratiques effectives ;
  • enfin je reprendrai certains résultats d’une enquête que j’ai eu l’occasion de mener ; elle portait sur le rôle des enseignants dans l’introduction des nouvelles technologies.

LES EFFECTS COLLATERAUX DU PUERI-CENTRISME

Dans l’école d’avant 1968, il incombait aux élèves de s’adapter à la culture de l’école qui, en fait, était celle de la classe sociale dominante ; les enseignants étaient là seulement pour en transmettre les savoirs.
Avec l’école de masse et le droit à l’instruction, l’attention s’est déplacée vers la culture de l’élève ; ce légitime centrage sur l’élève a assombri, d’une façon involontaire, un des acteurs non négligeables du processus éducatif : l’enseignant.
Bien que pas mal de temps se soit écoulé depuis, dans ce nouveau scénario la figure de l’enseignant n’a pas été dotée de traits bien définis, et de nombreuses questions restent encore sans réponses.
Si l’attention est portée sur l’élève, cela veut-il dire nécessairement que l’on retrouve tout dans l’élève, et que l’enseignant n’a qu’à extrapoler ? Dans ce cas, la didactique s’identifie-t-elle avec la maïeutique ? Et s’il n’en était pas ainsi, qu’est-ce que l’enseignant pourrait offrir à l’élève, et que l’élève ne possède pas déjà ? ou qu’il ne possède pas encore ? ou qu’il ne réussit pas à acquérir tout seul ?
De nombreux enseignants se plaignent car, de plus en plus souvent, ils entendent dire ce qu’ils ne doivent pas faire ; mais ils trouvent difficilement un interlocuteur capable de leur apporter des propositions constructives concrètes et réalisables.
Dans la plupart des cas, les comptes rendus des recherches dans le domaine de l’éducation décrivent les relations enseignants - élèves ou bien élèves - élèves ; il est beaucoup plus rare qu’ils décrivent les contenus, les méthodes, les matériels didactiques.
S’il en est ainsi, enseigner et apprendre se définissent-ils seulement en termes de relations entre individus ?
Si la culture enseignante devient une culture de la relation, on court le risque qu’elle se superpose à d’autres fonctions qui appartiennent, elles aussi, au domaine du social ; comme, par exemple, celle du psychologue, celle du prêtre, ou bien encore celle du chef scout.
N’existe-t-il pas un savoir préliminaire pouvant être dosé par la suite en fonction de celui qui doit acquérir ce savoir ? Si l’on veut entrer en syntonie avec celui qui apprend, ne faut-il pas dépasser le stade de la simple connaissance de l’individu et se doter de solides compétences dans le domaine de l’objet de l’apprentissage ?

LIENS ENTRE LES RESULTATS ET L'OFFRE DE FORMATION

Dans quelle mesure réussit-on à dégager des relations réciproques, même seulement hypothétiques, entre ce que l’élève a appris et les actions effectivement menées par les enseignants ?
Dans notre système actuel ces liens sont loin d’être tissés.
Le “ Projet pilote d’évaluation ” géré par l’Istituto Nazionale per la Valutazione del Sistema dell’Istruzione (INValSI) et celui de la documentation “ Gold ” de l’institut Indire en sont la preuve.
Dans le premier cas, en effet, les résultats concernant les acquis des élèves sont connus, mais sans que l’on sache, pour autant, quelles ont été les méthodes utilisées. Dans l’autre, les expériences didactiques jugées les meilleures ont été décrites, mais sans dire un mot, à ma connaissance, sur les acquisitions concrètes des élèves.
Tout le lexique pédagogique est déséquilibré en faveur des thématiques qui traitent de l’apprentissage, alors que le thème de l’enseignement, au moins dans notre littérature, est en quelque sorte tabou. Il s’agit là d’une problématique refoulée à cause de certains aspects. Par contre des concepts reviennent régulièrement comme ceux de l’individualisation et de la personnalisation.
Par ailleurs, il suffit de citer l’ouvrage Voci della Scuola 2002 : un dictionnaire pédagogique édité par Tecnodid, dont le contenu est très riche et intéressant mais dans lequel, parmi ses 43 mots (et c’est un comble !) le terme enseignement ne figure pas.
Comme nous l’avons déjà rappelé, ce qui concerne les
niveaux de départ ou bien les pré-requis jouit d’une emphase particulière. Depuis quelques années, de nouveaux concepts se sont ajoutés, tels que ceux de compétence et de compétence transversale, de portfolio, etc.
Mais il semblerait que tout se produise sans une véritable attitude intentionnelle de la part de l’enseignant. Et nous savons bien combien l’“ intentionnalité de l’enseignant ” est déterminante.
À propos de ce que nous avons défini comme étant le travail prescrit, les documents officiels ne font que très rarement mention des indications suivantes :

  • des capacités ou des compétences demandées aux enseignants ;
  • du déroulement effectif d’une leçon, compte tenu que les élèves y jouent un rôle décisif et que la logique organisatrice d’une leçon ne correspond jamais à la réalité.

Nous sommes donc face à une culture pédagogique qui donne à l’élève une place centrale mais qui, au moment de l’évaluation du travail de ce même élève, n’est pas capable de lui ôter le poids de la totale responsabilité de la qualité et de la quantité des apprentissages reçus, puisqu’il n’est pas prévu que le jeune partage sa responsabilité avec celle de l’enseignant.

RAPPORT ENTRE LES DOCUMENTS OFFICIELS ET LES PRATIQUES EFFECTIVES

À quoi servent alors les textes officiels sur la planification de l’action des enseignants ? Ne sont-ils pas mieux conçus pour un usage externe que pour une véritable orientation de “l’action” des enseignants ?
À ce propos, il est facile de faire référence au Plan de l’Offre Formative, puisque le POF naît dans le but d’être le document d’identité de l’école. Mais il est légitime de se demander si les enseignants le perçoivent effectivement comme une source de référence didactique.
Le POF devrait constituer la prescription dont chaque école se dote d’une manière autonome. En cela, le POF a l’avantage d’être défini par les sujets eux-mêmes, ceux qui devraient l’appliquer, c’est-à-dire les enseignants. Et il devrait offrir de gros avantages en ce qui concerne l’effort à accomplir pour limiter au maximum l’écart entre les prévisions et l’action.

L’ACTION DES ENSEIGNANTS ET L'INTRODUCTION DES NOUVELLES TECHNOLOGIES

En guise de conclusion, je reprends quelques résultats d’une enquête que j’ai menée. Elle a pour objet le rôle des enseignants dans l’introduction des nouvelles technologies.
Il s’agit d’un domaine assez risqué car le degré d’investissement et donc le profil de l’enseignant ont besoin d’être redéfinis en fonction de ce nouveau rôle.
S’il est vrai que, dans notre société à caractère technologique, l’information passe de plus en plus à travers les instruments multimédias alors que l’école, en général, et les enseignants, en particulier, voient leur échapper la primauté de la transmission des savoirs, il est par conséquent nécessaire et, peut-être même, urgent de décrire et d’analyser l’évolution de la fonction de l’enseignant.
L’usage de l’ordinateur ne bouleverse pas seulement le traitement des informations relatives au savoir, mais en ce qui concerne la didactique, il peut parfois même contribuer à modifier le système de relation qui caractérise l’école depuis toujours : je veux parler de la communication à sens unique.
Les résultats de cette recherche ont permis de dégager quelques constantes.

  • La première pouvant être définie comme étant la dimension organisatrice de la fonction de l’enseignant.
    À ce propos il est possible de reconnaître certains critères de fond : la diversification des temps et des espaces ; l’éclatement de l’unité classe ; la rotation des élèves ; l’intégration des professeurs.
  • La deuxième fait référence au soi-disant enseignement délégué.
    Dans quelle mesure le professeur sera-t-il amené à déléguer sa propre action d’enseignement ? Qui s’en chargera ? Quels sont les
    sujets qu’il percevra comme étant les principaux acteurs pouvant être porteurs d’apprentissage et pouvant aider dans ces mêmes apprentissages ?
  • La troisième aborde le phénomène que l’on pourrait appeler :
    la forte intentionnalité didactique ; elle est liée au thème de l’anticipation des réactions des élèves.
Les sujets des actions dans les préfigurations des enseignants
Le sujet étant Les déclarations type peuvent être les suivantes
L'enseignant
l'ordinateur
l'élève
Je chercherai à activer…
L’ordinateur suscitera l’intérêt
Les enfants seront les véritables acteurs de cette initiative

Prenons l’exemple d’un cas, analysé lors de l’enquête, dans lequel des phénomènes d’anticipation ont été constatés.
La réflexion d’un enseignant a été la suivante : “ Les élèves ont été amenés devant l’ordinateur pour la première fois. Cette première approche a été purement ludique. Je les ai donc laissé jouer, écrire et dessiner librement. De cette manière, ils ont pu se familiariser avec ce nouvel instrument. Après, nous avons appris ensemble à connaître les deux personnages de l’histoire proposée, tout en conservant à l’activité son caractère ludique. Les enfants ont continué à s’exprimer par le dessin notamment. Successivement, nous sommes passés à la transcription, au véritable travail de catalogage pour la bibliothèque, etc.
L’enseignant a pu reconnaître trois phases successives dans son action : “ La première approche… ”, “ Après, nous avons appris … ”, “ Successivement… ”.
Il a fait remarquer que le travail de bibliothécaire, ce pourquoi l’activité a été mise sur pied, a été précédé par des phases à caractère purement ludique : “ La première approche a été purement
ludique. Je leur ai donné la possibilité de jouer... ; durant toute l’activité, le plaisir du jeu était indispensable.
L’intention de la première phase était de “ les familiariser avec ce nouvel instrument ” car la plupart des enfants ne s’étaient jamais servis de l’ordinateur. Celle de la deuxième phase était de “ connaître les deux personnages... ” tout en sauvegardant le caractère ludique. Les deux premières phases ont permis à l’enseignant de réaliser tout un travail préparatoire. Au bout du compte, seulement la troisième phase était prévue par le Programme.
Ainsi on peut conclure qu’anticiper signifie créer les conditions pour… En effet, si l’on considère que l’étymologie latine ante capere signifie prendre avant, plutôt que d’une connaissance plus approfondie de l’élève destinée à guider l’enseignant dans la préparation de son intervention, l’anticipation devrait jouer le rôle d’une dimension active de l’action du professeur et non pas demeurer seulement une activité diagnostique, la réponse à une question. Au contraire, l’anticipation devrait permettre un questionnement du type : “ quelles perspectives avons-nous laissé entrevoir à l’élève ? ” ; ce qui nous permet de revenir à l’étymologie du terme anticiper, c’est-à-dire “ de quelle manière nous l’avons pris avant ?
L’imprévisible est, certes, inhérent à toutes les situations, et tout particulièrement à l’activité éducative, mais il ne peut tout de même pas justifier l’absence de prévisions, même si on ne peut ignorer ce que soutenait Emmanuel Kant : “ L’erreur n’est jamais retenue plus utile que la vérité ; mais souvent l’incertitude, oui ”. (Fragments Posthumes)

Piero Floris
Inspecteur pour l’école élémentaire auprès du Bureau de l’Inspection Technique de la Région autonome de la Vallée d’Aoste.

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