VERTA VALLAYE
Appliquée à l'étude de l'architecture de bois dans le Val d'Ayas, la dendrochronologie a été fondamentale pour dater des pratiques de construction, mais aussi pour mettre en évidence l'usage réfléchi d'essences végétales variées.
CONSTRUCTION DES RACCARDS AU XVE SIÈCLE
di Claudine Remacle
Le raccard de 1450 est à gauche, au pied du village.Des bâtiments ruraux observés à l'occasion de l'inventaire du patrimoine valdôtain, il ressort que les édifices construits avant le XVIe siècle ne portent pas de dates incisées sur un linteau ou sur une poutre. Les cas de chronogrammes antérieurs à 1500 sont extrêmement rares sur les maisons dans l'ensemble de l'Arc alpin, et même en Europe. C'est pourquoi la Surintendance aux Biens culturels a fait procéder, au cours des dix dernières années, à des sondages dendrochronologiques.
Qu'est-ce que la dendrochronologie? Le nom donné à cette jeune science est composé de trois mots bien connus d'origine grecque: dendros, bois; cronos, temps; logos, parole.
Reprenons une brève explication des archéologues qui ont travaillé dans la Vallée, Christian Orcel et Jean Tercier(1) : " la dendrochronologie est basée sur l'analyse de la croissance du bois. Chaque année, l'arbre produit un anneau appelé cerne de croissance. Le nombre de ces anneaux indique la durée de vie de l'arbre. La largeur des cernes varie chaque année en fonction de nombreux facteurs parmi lesquels le climat prédomine ". Cependant, au cours des campagnes réalisées, il est apparu que l'altitude, le milieu et les facteurs anthropiques sont également importants. " Les indices de croissance, année après année, mesurés et analysés sur de nombreux bois permettent de reconstituer globalement, pour chaque essence végétale et par région ", un catalogue de référence sous forme de courbe. En mettant en relation la courbe de croissance d'un arbre et cette courbe de référence, on peut trouver la période pendant laquelle l'arbre a vécu, dans quelles conditions et, surtout, son année d'abattage. C'est ce dernier fait qui intéresse les archéologues et les historiens.
En Vallée d'Aoste, les greniers en bois et les raccards sont encore nombreux. Dans plusieurs vallées latérales, ce sont les structures primordiales de la maison rurale au Moyen Age, un véritable "outil de production", l'habitation proprement dite étant réduite à deux ou trois pièces abritées dans une construction en maçonnerie, soit sous le raccard, soit dans un petit bâtiment annexe. Le raccard en bois était considéré traditionnellement comme un édifice en lui-même. C'était ici comme en Valais une dépendance au rôle bien spécifique, destinée à l'origine à la céréaliculture: séchage des javelles, battage des épis, vannage du grain et conservation des réserves alimentaires sous forme de farine ou de pain. Avant la création de l'extraordinaire réseau de rus au Moyen Age, les terres irriguées, et par conséquent, les herbages de qualité étaient plus rares. Les populations des communautés agropastorales vivaient essentiellement de la céréaliculture et de l'élevage du menu bétail, ovin et caprin.
La fidélité à ce modèle de construction des montagnards de la Vallée de Challand, du Valtournenche, du Val de Cogne, de la Vallée de Champorcher, ne les a pas empêchés de choisir des techniques de montage variées. Ainsi, à Ayas et à Brusson(2) , la dendrochronologie, appliquée aux raccards construits selon les techniques les plus archaïques, a montré que les troncs non équarris, montés sur des pilotis supportant de grosses semelles en bois arrondies sont du XVe siècle. A Ayas, on a mis en œuvre trois essences d'arbres différentes: du mélèze (Larix decidua), de l'épicéa (Picea abies) et du pin cembro (Pinus cembra). A Arcésaz et à Graines quelques échantillons provenaient de pins sylvestres (Pinus sylvestris).
Dans le cas du raccard de Magnéaz(3), sélectionné pour exécuter un relevé précis des pratiques de construction de cette époque reculée, les rythmes de croissance montrent que les épicéas qui ont servi au montage du raccard ont des provenances écologiques différentes de celles des mélèzes. Les quatre échantillons montrent que les épicéas ont été abattus sur plusieurs années, un en automne/hiver 1443/44, deux au printemps 1447 et un au printemps 1448. Les arbres avaient en moyenne 162 ans. Ce fait se représente aussi dans le cas des analyses d'un raccard à Périasc(4). Les deux échantillons de mélèze ont été abattus, par contre, aux environs de 1442/43. Ils proviennent d'arbres aux cernes très minces, donc à croissance très lente, qui ont grandi en altitude. Cela montre qu'à l'époque il n'y avait plus beaucoup d'arbres de ce diamètre et de cette résistance à portée de main. Par conséquent, les bûcherons ont été obligés de monter très haut et de choisir des mélèzes très vieux. L'arbre qui a servi à façonner le pied du champignon sélectionné pour le carottage était âgé de 450 ans. Il avait commencé sa croissance en 1014!
D'autres analyses effectuées sur des raccards de Bisous(5), de Périasc et de Mascognaz(6) ont montré qu'il s'agit probablement d'une situation de fait au niveau de l'état des bois de la commune au XVe siècle: trois énormes semelles à Bisous ont été profilées dans des arbres encore plus âgés (460 ans), coupés en automne/hiver 1435/36. Deux des grosses semelles d'un grand raccard de Périasc proviennent d'un même mélèze, âgé d'au moins 470 ans, abattu vers 1446(7) scié au milieu dans le sens de la longueur. Le record est largement battu par les pins cembro abattus vers 1423 à l'amont de Mascognaz. Ces bois d'arolle forment un ensemble homogène du point de vue du rythme de la croissance et sont exceptionnellement âgés: entre 400 et 650 ans. Il est certain que, à haute altitude, le climat et les conditions pédologiques sont les principaux facteurs qui influencent la croissance des arbres. Aux abords des villages, par contre, sur les versants humides surtout, ils grandissent plus rapidement: leurs cernes sont donc plus larges. En effet, les bois étaient soigneusement surveillés, taillés, replantés et les facteurs dus à l'action humaine, comme les éclaircies, favorisaient des accélérations nettes dans la croissance, ce qui conditionne subitement la largeur des anneaux, et cela sans rapport avec le climat.
Le bois d'œuvre utilisé pour monter les raccards et leur tchambrette en encorbellement était sélectionné avec le plus grand soin, abattu après la descente de la sève, en automne ou en hiver, et à la lune décroissante. Les cas de coupes estivales étaient très rares.
Sous l'éclairage de ces résultats, quelques réflexions s'imposent. Peut-on affirmer que la réserve de bois d'œuvre est réellement forte au XVe siècle pour justifier un renouveau des nombreuses constructions? Probablement pas. Certes, il faut entre cent et deux cents arbres pour bâtir un raccard(8). Malgré cela, il faut être prudent pour parler de pénurie de bois en présence de l'emploi d'arbres âgés d'un demi-millénaire. En effet, les prélèvements montrent que le choix des essences n'est pas le fruit du hasard. Les charpentiers utilisaient essentiellement des épicéas pour les parties du raccard les moins sollicitées: les madriers ou les troncs des parois, par exemple, tandis que les pièces qui régissaient les assemblages fondamentaux pour la stabilité du bâtiment étaient, de préférence, en mélèze ou en pin cembro: les pieds des plots, les grosses semelles de base, les linteaux, la poutre faîtière et les sablières. Cependant, il faut signaler que trois raccards semblaient complètement montés avec des pièces provenant d'épicéas assez jeunes, de 50 à 200 ans: à Périasc(9), à Graines(10), à Arcésaz(11).
En outre, les constructeurs ne prélevaient des arbres que sur un lot boisé appartenant au maître de l'ouvrage ou dans une forêt en consorterie. Pour cette raison, il arrive de noter une véritable homogénéité dendrochronologiques pour les échantillons prélevés sur un même bâtiment, parce que les coupes ont été effectuées sur des parcelles bien définies où tous les arbres vivaient dans les mêmes conditions écologiques: même exposition, même sol, même microclimat, même soin de la part des hommes.
Appliquée à l'étude de l'architecture de bois dans le Val d'Ayas, la dendrochronologie a été fondamentale pour dater, sans l'ombre d'un doute, des pratiques de construction de la fin du Moyen Age, mais aussi pour mettre en évidence l'usage réfléchi d'essences végétales variées.

(1) A. et C. Orcel, J. Tercier, La dendrochronologie, in Archives des sciences, Vol. 46, Fasc. 2, Ed. Société de physique et d'Histoire naturelle de Genève, sept/1993, pp.191-213.
(2) Il y a eu deux campagnes de sondages dans le Val d'Ayas: à Brusson, huit raccards ont été sélectionnés en 1993, tandis qu'à Ayas, commune recensée entre 1997 et 1999, le choix s'est exclusivement fixé sur six constructions du type le plus ancien.
(3) Laboratoire de dendrochronologie de Moudon en Suisse. Référence: LRD99/R4902.
(4) LRD99/4905.
(5) LRD99/4908.
(6) LRD99/4909.
(7) LRD99/4905. Les derniers cernes manquent.
(8) Voir D. Marco, Modelli architettonici e pratiche costruttive fra XV e XIX secolo, in C. Remacle, D. Marco e G. Thumiger, Ayas. Uomini e architettura, Ayas, 2000, pp. 59 - 113.
(9) LRD 99/R4907: coupe entre 1432-1434 d'après les six pièces sondées d'épicéas âgés de 92 à 192 ans.
(10) LRD 93/R coupe en automne-hiver 1407-1408: six échantillons âgés de 37 à 197 ans.
(11) LRD 93/R3425: coupe entre 1430 et 1436 d'épicéas âgés de 50 à 90 ans - 9 échantillons.
Les illustrations sont tirées du livre " Ayas. Uomini e Architettura " de C. Remacle, D. Marco, G. Thumiger.
Relevés du raccard de Magnéaz : arch. Danilo Marco.

   
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