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Cosmogonie et mauvais lecteurs

Il est insuffisant et parfois même inutile de se borner à vouloir trouver exclusivement des remèdes cliniques aux troubles de l’apprentissage de la lecture chez certains enfants et adolescents. L’auteur montre comment, grâce aux contes et à certains récits, il est arrivé à amener ces élèves à explorer leurs peurs profondes, existentielles, et à faire tomber les barrières qui les empêchaient d’apprendre à lire.

Le meilleur conseil que l’on puisse donner à un enseignant qui rencontre des enfants ou des adolescents résistant à l’apprentissage de la lecture est de les confronter au chaos, à l’inceste et au parricide. Dit de façon aussi abrupte cela peut surprendre. Pourquoi aussi ne pas parler de pédophilie pendant que nous y sommes ?
Pourtant j’insiste, et vous allez voir qu’il n’y a rien de scabreux dans cette démarche qui ambitionne avant toutes choses d’aller chercher le secours de la culture pour réveiller et renforcer chez les mauvais lecteurs cette capacité imageante qui leur fait si souvent défaut. Je prétends qu’il faut en priorité les aider à mettre en route et à faire fonctionner cette capacité à fabriquer de l’image avec le mot lu. C’est pratiquement toujours cette insuffisance qui les empêche d’aborder avec efficacité l’apprentissage de la lecture.

Une expérimentation pour le démontrer

Pour vérifier la validité de ce propos, j’engage les enseignants à tenter l’expérience suivante qui peut être facilement mise en place et sans danger aucun dans une classe ordinaire. Elle présente l’avantage, d’une part, de pouvoir maintenir à quelques détails près l’organisation habituelle de la classe, ce qui est rassurant pour tout le monde et, de l’autre, d’être très efficace pour relancer l’intérêt et le désir de savoir des meilleurs élèves, ce qui n’est parfois pas un luxe.
Cette expérimentation vise avant tout à mettre du récit et des mots sur les émotions qui parasitent très souvent les mauvais lecteurs quand ils se lancent dans les activités de déchiffrage.
Cette hypothèse est pour moi la plus vraisemblable pour expliquer ces difficultés étonnantes et parfois insurmontables que rencontrent des enfants intelligents pour en arriver à la maîtrise du mot écrit.
Ce parasitage entraîne deux types de comportements différents. Ils sont faciles à observer quand on rencontre régulièrement ces enfants :
• soit ils poursuivent leur effort avec une pensée infiltrée par l’affect, ce qui donne des risques de confusion et de dérèglements divers;
• soit ils évitent ces sentiments parasites, en courcircuitant le passage par le monde interne, ce qui les prive ainsi du ressort principal pour apprendre à lire : l’interaction entre le déchiffrage du mot et la découverte de son sens.
Dans les deux cas, l’apprentissage de la lecture est considérablement freiné. Soyons en sûr, il ne peut être relancé que par une réduction des émotions qui infiltrent la pensée dans le temps de l’incertitude et de la recherche. C’est le but recherché de l’expérimentation qui va suivre.

Pour le bon déroulement de cette expérimentation, je suggère quatre temps

Premier temps : rechercher des récits issus des textes fondateurs de nos civilisations et de nos religions, abordant de façon métaphorique des histoires où sont évoqués le chaos, l’inceste et le parricide. En sélectionner trois.
Le choix est large puisque tous les textes ou presque qui ont servi de base à l’explication de la création du monde, de l’origine des dieux ou des hommes, et ceci quelles que soient les sociétés, nous confrontent pratiquement toujours à ces sujets. J’ai une préférence pour les mythologies grecque, égyptienne et nordique, mais il est tout à fait possible d’aller chercher des références du côté des mythologies asiatiques, africaines, centre américaines…
Deuxième temps : lire ces textes à haute voix aux élèves concernés, en y consacrant deux séquences journalières, de huit à dix minutes chacune, durant quatre semaines environ.
Troisième temps : profiter de la richesse de cet apport, pour faire dessiner les élèves et les faire parler tous les jours, par groupe d’une douzaine. C'est-à-dire les faire raconter, échanger et débattre sur ce qu’ils viennent d’entendre et ceci dès la lecture du premier texte.
Le quatrième temps nous ramène à une pédagogie plus classique, puisqu’il s’agit cette fois d’utiliser cet apport de représentations, cette stimulation de la capacité imageante, pour fournir des mots, des noms propres, des phrases, qui vont servir de support au travail technique qu’impose l’apprentissage de la lecture. Chaque enseignant peut tout à fait à ce stade, poursuivre avec la méthode d’apprentissage de la lecture qui a sa préférence.
En pratiquant ainsi, nous vérifierons que nous disposons avec ces textes d’un ressort extraordinaire pour mobiliser les capacités à apprendre des élèves les plus rétifs. J’irais même jusqu’à parler d’un ressort qui permet d’améliorer des capacités purement instrumentales comme la mémoire immédiate ou les repères visuels, de ceux que l’on appelle parfois un peu vite des dyslexiques.

Quand le passage du registre perceptif au registre représentatif devient dangereux

Les raisons de ce changement de comportement n’ont rien de magique. Vous allez pouvoir vérifier dans les propos qui vont suivre qu’elles sont logiques et faciles à comprendre.
Lorsque des enfants intelligents se bloquent devant l’apprentissage de la lecture, notre tort est de vouloir toujours croire qu’ils sont en difficulté sur le chemin de la reconnaissance des sons ou de leur mise en mémoire alors qu’ils trébuchent bien plus souvent sur leur mise en sens.
Quand nos propositions rééducatives piétinent, nous avons souvent affaire à des enfants qui supportent mal le passage du registre perceptif, où il leur suffisait jusque là de voir et d’entendre pour savoir, au registre représentatif, où il leur est demandé cette fois de revenir vers leurs propres images pour donner du sens à ce qu’ils décodent.
Pour savoir lire, il faut être capable de reconnaître des formes bien entendu, mais il faut aussi pouvoir admettre que deux choses mises ensemble, ici deux lettres, ne s’ajoutent plus, mais disparaissent en se mélangeant pour en faire une troisième, ici un son.
Il y a dans cette opération mentale, une perte de contact avec l’évidence, un désaveu de la perception, qui est vécu par les enfants qui n’ont pas un monde intérieur assez riche ou assez sécurisé, comme une remise en cause. En effet, dès qu’ils se lancent dans cette alchimie interne qu’impose l’exercice de lecture, ils buttent sur des idées ou des émotions qui surchargent la fonction intellectuelle, la parasite et transforme l’apprentissage en chemin de croix.
Il est primordial de repérer ce type de dérèglement car il va rendre dérisoire les efforts pédagogiques qui se donnent pour ambition d’entraîner ou d’enrichir l’instrument.
Avant tout autre chose, il faut aider ces enfants à se confronter à cette résurgence des peurs et des émotions qui s’imposent dans leur fonctionnement intellectuel en provoquant de la désorganisation. C’est ainsi qu’ils vont recouvrer l’usage de cette capacité à fabriquer du sens à partir de ce qu’ils lisent.

Se dégager de la confusion et accepter les règles du groupe

Jusqu’ici je n’ai rien trouvé de plus efficace pour les aider à lutter contre cet envahissement que de leur lire des textes qui nous parlent de l’origine du monde et de l’arrivée de l’homme.
Ce n’est sans doute pas un hasard si les deux grandes étapes imaginées par la plupart des mythologies pour expliquer la cosmogonie sont comparables à celles que doit parcourir le fonctionnement psychique de tout être humain avant de pouvoir disposer d’une pensée qui accepte le détour par le symbolique.
• D’abord sortir de la confusion, en séparant les contraires et en les nommant.
• Ensuite, sortir de l’égocentrisme, en acceptant la loi du groupe et en freinant son propre désir.
Ce sont deux étapes imaginées par les cosmogonies qui doivent aussi être franchies par l’apprenti lecteur.
La première étape décrite par la cosmogonie est celle de la description du chaos, de ses effets sur l’esprit humain, et de la façon d’en émerger grâce à l’arrivée du désir.
Comment se dégager de cet espace indéfini, où tout se mélange et se contrarie, souvent dans un bruit ou un silence effrayant ? Comment retrouver la maîtrise des sens pour ne plus être assourdi ou aveuglé ? Comment garder le contrôle de l’esprit et échapper à la dispersion ou à la sidération ?
La première organisation consiste à séparer les éléments les uns des autres, à les différencier en les individualisant et en les nommant. À les rassembler en couple de contraires : le ciel et la terre, le feu et la glace, le jour et la nuit, l’eau douce et l’eau salée, le masculin et le féminin, etc.
Cette distinction primaire en couples de contraires, est le premier élément organisateur de la pensée. Nous la retrouvons aussi à l’œuvre dans les contes.
Ce n’est sans doute pas un hasard si la difficulté la plus répandue et la plus résistante devant l’apprentissage de la lecture est la confusion visuelle ou auditive des lettres : non différenciation du a et du o, du b et du d, du u et du n, du f et du v…
Pourquoi voulons-nous uniquement y voir un défaut d’audition ou de vision ? Pourquoi ne pas penser aussi à une difficulté pour entrer dans ce stade psychique qui impose de se séparer et de se différencier pour comprendre le monde.
La deuxième étape évoquée par la cosmogonie va produire un effet décisif dans l’accès à la connaissance.
Le couple est dépassé avec l’introduction d’un troisième terme : l’arrivée de la loi avec ses deux corollaires, l’interdiction et la sanction.
Le désir est maintenant pris en tenaille entre son souci de réalisation et sa répression indispensable à la survie du groupe. La parthénogenèse, l’inceste, le meurtre du père ou du frère, qui ont été dans les débuts des actes fondateurs indispensables à la création du monde, deviennent contraires à l’ordre social. Ils ne vont plus rester impunis, ils ne débouchent plus sur la jouissance ou le pouvoir mais sur la sanction et le remords.
Le rappel de ces sentiments contradictoires est facile à présenter aux enfants, car ils mettent en scène les forces primordiales de la nature. Leur agencement dans des récits très métaphoriques leur permet d’accéder plus aisément aux contradictions qui les habitent. Possibilité leur est donnée de mettre des mots sur ces sentiments difficiles à unir, qu’ils perçoivent en eux.
Cette approche de l’ambivalence est le meilleur des stimulants pour les capacités psychiques qui vont être sollicitées dans l’apprentissage de la lecture.
Cette étape primordiale permet d’entrer dans la comparaison. C’est elle qui va entraîner la possibilité de s’intéresser aux différences et aux ressemblances. Les rapports, les liens qui unissent les objets entre eux, deviennent sources d’intérêt et permettent de sorti d’une curiosité uniquement centrée sur le voir.
Cette seconde étape est primordiale pour sortir de l’individualisme.
Elle complète le désir de savoir en y ajoutant le désir de chercher et de théoriser ; car après la confusion des formes, le second défaut des enfants qui lisent mal est de ne pas maîtriser les règles qui organisent les rapports entre les mots. Pourquoi voulons-nous y voir surtout un défaut de concentration ou une insuffisance de la mémoire immédiate ? Ne serait-ce pas plutôt un souci de se cramponner à son point de vue, dû à un manque d’entraînement et de sollicitation pour traiter avec les sentiments contradictoires. En tous cas cette seconde hypothèse doit aussi être explorée, car tant que le fonctionnement psychique n’a pas franchi ce stade, l’accès à la fonction représentative restera problématique.

Pour conclure je dirais que l’apprenti lecteur doit être comparé à l’apprenti marcheur. Comme lui c’est parce qu’il passe d’un point d’appui à l’autre qu’il maintient son équilibre et qu’il avance.
Comment imaginer qu’il puisse en être autrement ? Comment un enfant pourrait-il mettre en mémoire tous ces sons, toute cette combinatoire complexe à la base de l’orthographe de notre langue, s’il ne pouvait s’appuyer sur le sens ?
Soyons raisonnables, apprendre à lire, repose sur un double traitement de l’information reçue. Ces deux traitements sont aussi indispensables l’un que l’autre, non seulement ils se complètent, mais ils se renforcent en interagissant l’un sur l’autre. Le secret de la lecture est dans cette dialectique.
Le point commun des mauvais lecteurs est justement de ne pas en être arrivé à cette interaction bénéfique. Les uns cherchant à interroger le contexte sans décoder le mot, ce qui abouti à une lecture devinette. Les autres voulant décoder sans s’intéresser au contexte, ce qui en fait des piocheurs de mots.
Ce n’est pas parce que les exercices visant à renforcer la conscience phonologique et à entraîner la mémoire visuelle sont plus faciles à manier et à évaluer qu’ils doivent être les seuls à être présentés aux enfants. Le travail pédagogique, avec ceux d’entre eux qui sont en difficulté pour apprendre, nous montre régulièrement que la reconnaissance des sons repose aussi sur l’amélioration de leurs compétences culturelles et langagières.
Entraîner les enfants à fabriquer de l’image à partir du mot « écrit » peut jouer un rôle prépondérant dans la lutte contre l’illettrisme. Sachons-le pour ne pas céder encore une fois à l’illusion réductrice.

Serge Boimare

 

Note
* BOIMARE S. (2005), Il bambino e la paura di apprendere, Trame antiche e approcci pedagogici moderni, Edizioni Magi, Roma. Titolo originale: BOIMARE S. (1999), L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, Paris.

 

 

 

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