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Incontournable et complexe*

Dans de nombreux cantons helvétiques, l'autonomie partielle des établissements scolaires est incontournable, mais difficile à réaliser.

Autonomie scolaire, programmes-cadres, développement de la qualité, administration scolaire orientée vers l'efficacité, standards de l'éducation, évaluations à grande échelle… ces termes sont aujourd'hui omniprésents dans le langage qu'emploient les responsables du pilotage des systèmes et ne choquent même plus lorsqu'ils sont évoqués dans les débats sur l'éducation. Nous nous y sommes habitués - même si nous n'y adhérons pas forcément. C'est en tout cas un signe que la mouvance de modernisation des systèmes éducatifs en cours depuis les années 1990 a produit une nouvelle manière de concevoir leur organisation et le fonctionnement, qui a ses conséquences à plusieurs niveaux :
• au niveau macro, la plupart des systèmes sont en train de mener à terme une profonde restructuration de leurs services administratifs, ils réorganisent leurs filières de formation de manière à les rendre plus efficaces, perméables et flexibles ;
• au niveau méso des établissements scolaires, ceux-ci ont gagné en importance à de nombreux endroits et y sont toujours davantage perçus comme les éléments-clés d'un développement scolaire durable. En même temps, les instances de contrôle (directions et inspectorats) ont subi des lifting considérables ;
• au niveau micro de la classe, les nouvelles méthodologies sont venues renforcer l'enseignement-apprentissage, les approches par problèmes s'articulent avec les nouvelles technologies de la communication et de l'information, l'organisation du travail est revue de manière à mieux gérer les hétérogénéités, les espaces-temps, les ressources humaines et matérielles disponibles, l'évaluation tente de devenir plus formative, mieux à même de réguler les apprentissages.
Cette évolution n'est pas uniforme dans les différents pays et les régions, elle diffère même souvent à l'intérieur de ces dernières. En outre, de nombreux chantiers en cours risquent d'être fermés bien avant d’avoir eu la chance d'atteindre le niveau d'implémentation dans la durée qui s'avère nécessaire pour aboutir à des effets mesurables. Hormis la Suisse romande, de nombreux cantons helvétiques ont ainsi initié des projets de réforme qui visent à « renforcer la responsabilité » au sein d'établissements « apprenants ». En même temps, les critiques se multiplient pour montrer les effets pervers que peuvent produire des processus conduits de manière autoritaire et trop rapide dans un domaine où les savoirs et les compétences nécessaires font encore largement défaut. Dans le cadre de cette contribution, je tenterai de répondre à la question :
à quoi sert-il de développer l'autonomie des écoles ? Et : jusqu'où doit et peut aller cette autonomie pour réellement contribuer à la professionnalisation des acteurs concernés (enseignants, chefs d'établissement ou fonctions semblables…) ?
Je propose d'emblée ma réponse sous forme de thèse : l'enseignement autonome ainsi que l'apprentissage autonome des élèves a lieu dans des établissements scolaires qui sont à leur tour autonomes ou, du moins, partiellement autonomes. Autrement dit : des enseignants « administrés », considérés et finissant par se considérer comme des « exécutants », ne parviendront guère à créer des environnements favorables à l'apprentissage autonome de leurs élèves, à former de futurs citoyens performants, compétents et responsables. Cette thèse va ainsi de pair avec trois affirmations :
• L'autonomie - qui est, selon son origine étymologique grecque, une indépendance revendiquée et conquise face à un pouvoir - ne peut être que partiellement réalisée au sein des systèmes publics, car au nom de la démocratie et de l'équité, ceux-ci doivent se fonder sur un minimum de règles partagées. L'autonomie d'action des établissements
scolaires restera donc forcément limitée à ce qui peut être décentralisé et/ou dérégulé.
• L'autonomie - même partielle - ne peut être imposée. D'emblée, les systèmes éducatifs sont donc censés concevoir une réglementation valable pour l'ensemble des établissements scolaires. Cette dernière sera allégée, et le cas échéant annulée, pour les établissements scolaires qui parviennent à démontrer que les conditions d'une autonomie partielle (organisation du travail, relations professionnelles, culture commune, leadership clairement défini et distribué, pratique réflexive, autoévaluation régulière et rendre compte) sont assurées.
• Il est attendu qu'une telle dérégulation - contrôlée par le politique et pleinement assumée par les acteurs concernés - incitera les établissements scolaires à promouvoir une action concertée et collective, dont la mise en œuvre dépendra de la responsabilité de tous et de leur acception d'un compte rendu régulier.

Responsabilisation des acteurs

Les premiers projets-pilotes s'inscrivant dans le paradigme de « l'autonomie partielle » visent très clairement l'adoption de principes nouveaux de gouvernance, qui vont de pair avec la délégation d'une grande partie des responsabilités et compétences décisionnelles aux acteurs locaux. Cette démarche oblige notamment les enseignants à dépasser l'individualisme et l'isolement dans lequel ils travaillent encore trop souvent pour se poser et reposer la question clé suivante : « Comment parvenir à une organisation interne plus efficace pour atteindre les buts fixés ? » En même temps, autonomie ne veut pas dire autarcie, mais au contraire, conception et mise en œuvre, par l'équipe enseignante, d'un projet collectif explicite et négocié, dans le cadre d'un ensemble d'obligations librement consenties (par rapport à l'État et ses lois, par rapport à des principes éthiques, par rapport aux objectifs visés par le système éducatif, etc.). La nouvelle gouvernance est, par conséquent, à concevoir comme un équilibre entre règlements centralisateurs et initiatives locales (Maroy, 2005), dans les domaines suivants :
plan d'études (programmes) : élaboration d'un plan d'études local, qui s'insère dans un plan cadre défini par le pouvoir politique ; franchises accordées en ce qui concerne l'horaire scolaire ;
organisation : choix des structures scolaires, des formes de l'enseignement différencié, des structures de direction, etc. ;
gestion budgétaire : gestion des ressources en restant à l'intérieur d'une enveloppe budgétaire accordée à chaque établissement ;
rapport entre partenaires : moyens et démarches pour associer les parents, pour construire des liens avec les représentants de l'ordre d'enseignement précédent et suivant, pour s'insérer dans le quartier, pour établir des relations avec les groupes et associations locales ;
méthodes : en cohérence avec les finalités définies, des approches pédagogiques, moyens d'enseignement et démarches évaluatives qui assurent une progression optimale des élèves ;
gestion du personnel : lors de départs ou d'ouvertures de nouveaux postes, participation à l'engagement des nouveaux collègues ;
gestion de la formation continue : sur la base d'un des problèmes et des besoins de développement des uns et des autres, définition collective du programme de formation continue à court, moyen et long terme.
Concrètement, cela signifie que l'État se limite à prescrire les axes d'orientation et les règlements absolument indispensables pour assurer la cohérence entre les divers ordres scolaires, et qu'il demande aux établissements de formaliser sous forme d'un projet local leur futur mode d'organisation, compte tenu des conditions, priorités et ressources qui sont les leurs (Gather Thurler, Maulini, 2007). Il se verra en même temps obligé de mettre en place un système de suivi et d'évaluation externe qui permet d'assurer la qualité du développement au sein du système scolaire (Strittmatter, 2003).

Des réticences et des peurs

Au vu de ce qui précède, les enseignants devront apprendre à défendre leur mode de fonctionnement sur la place publique et, notamment, à assumer leurs responsabilités lorsqu'il y a problème et désaccord. Or, ces nouvelles exigences provoquent une série de réticences et de peurs :
La réticence à rendre des comptes : il n'est pas facile d'abandonner la posture du « contrôlé » passif en faveur d'une tout autre posture, dans laquelle on devient partenaire actif d'un processus de régulation collective. Dans le premier cas, la plus grande partie de l'énergie est investie pour se disculper, se justifier, voire pour empêcher l'autre (et certaines fois soi-même) de cerner les véritables raisons du dysfonctionnement. Alors que dans le deuxième cas, on rend compte des acquis, on fait état des difficultés rencontrées et des solutions envisagées pour les dépasser.
Le sentiment de ne pas lutter à armes égales face aux « professionnels » du contrôle : les enseignants s'aperçoivent rapidement qu'il leur manque les connaissances, les compétences rhétoriques qu'un petit nombre d'experts ou de cadres ont pu développer au fil des années. Alors qu'ils ont été formés pour tenir une classe, ils rencontrent des difficultés à verbaliser leurs pratiques, à trouver les arguments nécessaires pour défendre leur point de vue face aux collègues récalcitrants, aux parents, aux autorités.
La peur de devenir solidaires et dépendants des décisions collectives : l'implication dans un processus d'action collective peut s'avérer contraignante. D'où la nostalgie d'un temps révolu où l'on pouvait prendre seul ses décisions et où l'on ne devait rendre compte qu'à son supérieur, de temps en temps.
Ces réticences des enseignants font souvent écho à la difficulté que rencontrent les dirigeants des systèmes scolaires à trouver la voie médiane entre gestion bureaucratique et management des interdépendances, et qui engendrent des injonctions paradoxales du genre « Adoptez les prescriptions et comportez-vous comme des professionnels ! Soyez innovateurs, créatifs, mais évitez tout tâtonnement qui pourrait faire baisser le niveau ! Négociez vos options avec toutes les parties concernées, mais ne bougez pas avant d'avoir obtenu l'aval et l'adhésion de tout le monde ! » De fait, les incohérences dans les discours et actions des dirigeants - souvent menés dans un souci légitime d'assurer la cohérence des actions locales - empêchent les établissements scolaires d'amorcer l'exercice d'une autonomie pourtant ardemment revendiquée (Barthassat, Capitanescu Benetti, Gather Thurler, 2007).
Nombreux sont également les acteurs scolaires qui craignent que les actuelles mesures d'économie contribuent à ce que l'exercice « autonomie partielle » des établissements se transforme en opération « auto-no-money ». Tout cela pour dire qu'il ne faut pas espérer que l'autonomie puisse être accordée sous forme d'un « paquet-cadeau » sans coûts matériels et humains supplémentaires. Car l'autonomie ne pourra être acquise qu'au prix d'un long combat - comme ce sera le cas pour chaque transformation des pratiques et donc pour chaque progrès dans le domaine scolaire, et ailleurs.

Monica Gather Thurler

Note
* Reprise d'une publication, parue dans le Magazine du Syndicat des enseignants romands (SER) Educateur, 4/2006, pp. 26-29.

Bibliographie
BARTHASSAT M.-A., CAPITANESCU BENETTI A., GATHER THURLER M. (2007), Créer en exploitant les marges d'autonomie, in CROS F. (Ed.), L'agir innovationnel : Entre créativité et formation, De Boeck, Bruxelles.
GATHER THURLER M., MAULINI O. (2007), L'organisation du travail scolaire : enjeu caché des réformes éducatives, Presses Universitaires Québécoises, Montréal.
MAROY CH. (2005), Vers une régulation post-bureaucratique des systèmes d'enseignement en Europe ?, Les cahiers de recherche en éducation et formation, nº 49.
STRITTMATTER A. (2004), Jusqu'où peut-on et doit-on standardiser l'École ?, in BRONCKART J.-P., GATHER THURLER M. (Eds.), Transformer l'école, Coll. Raisons Éducatives, De Boeck, Bruxelles. (pp. 193-217).

 

 

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