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Histoire orale et altérité

Dans le contexte particulier de l’élaboration pour l’école primaire de séquences didactiques en histoire, une réflexion sur la relation entre histoire locale et histoire générale a été menée.
La démarche s’est inscrite dans un projet plus ample du Bureau de l’Inspection Technique destiné aux enseignants des écoles primaires de la région et visant à développer la didactique de l’histoire, des sciences, des langues italienne et française. Il prenait en considération deux variables très importantes propres à l’école primaire valdôtaine : d’un côté le besoin d’améliorer la didactique des disciplines enseignées par les instituteurs qui ne sont pas des spécialistes et rarement des enseignants-chercheurs(1) et de l’autre l’enseignement-apprentissage de concepts disciplinaires dans les deux langues véhiculaires.
Les séquences didactiques d’histoire, dont il est question ici, répondent à ces finalités. Elles se présentent concrètement sous forme d’un coffret composé de neuf fascicules et d’un cahier du maître, riche en suggestions méthodologiques et en documents authentiques permettant de nombreux approfondissements.
Les sujets abordés portent sur la société industrielle et les thèmes du totalitarisme, de la démocratie et des migrations.

La séquence didactique sur les migrations(2)

Par leur actualité, l’étude des phénomènes migratoires permettent aux enfants de comprendre que les migrations sont récurrentes dans l’histoire de l’humanité. En prenant en compte « la question des identités, celle de la subjectivité et une dimension de socialisation qui est sans doute au cœur du projet éducatif »(3), elles confèrent un rôle central à l’altérité.
Pour traiter ce thème, le choix s’est porté sur l’histoire orale. L’expérience individuelle y joue un rôle essentiel et par sa singularité, elle se rattache généralement aux autres histoires d’émigration et favorise chez les élèves :
• une approche didactique active, permettant d’expérimenter directement la méthode de la recherche historique, en interviewant directement les migrants ;
• la prise de conscience du lien qui existe entre la micro et la macro histoire ;
• la rencontre entre les différentes générations, ce qui permet souvent la récupération de la mémoire familiale ;
• l’approfondissement de la réflexion sur l’altérité, qui est un point névralgique de l’histoire orale mais un objectif fondamental à atteindre.

Quelle approche didactique pour une histoire investigatrice ?

L’objectif est de construire un rapport équilibré entre, d’une part, une approche didactique efficace et intéressante pour l’enfant, en lui permettant de mener lui-même l’expérience du " petit historien " qui essaie de maîtriser la méthode de la recherche historique, et de l’autre des contenus rigoureux et fondamentaux sur le plan épistémologique.
Deux questions essentielles émergent. En histoire, pourquoi et comment proposer aux enfants de travailler de façon active sur le passé ? Pourquoi est-il utile de mener une « histoire investigatrice qui ne se contente pas d’asséner des faits mais qui propose au contraire un travail critique, une recherche de laboratoire »(4)?
Face aux différents textes et aux autres documents, les élèves jouent un rôle actif ; progressivement, ils apprennent à approfondir des connaissances sur le passé tout en élaborant des concepts historiques. Leur parcours d’apprentissage les amène à se confronter directement avec des situations complexes de recherche et de manipulation de documents.
Ils exécutent des opérations cognitives complexes en apprenant à interroger les documents authentiques et à les relier à un contexte historique précis. Ils accèdent ainsi à la connaissance du passé.
Chaque document (oral, mémoire autobiographique, photographie, chanson, texte historique…) est considéré comme une source importante de connaissance du passé. Ces documents sont interrogés lors d’une démarche rigoureuse qui consiste à formuler des hypothèses, à retrouver le contexte spatial et temporel, à identifier les principales informations et à les mettre en rapport avec d’autres documents de façon à élaborer un modèle d’interprétation pouvant être généralisé.

Micro-histoire et macro-histoire

Dans la séquence didactique « L’immigrazione ieri e oggi », la narration directe d’une expérience subjective a été utilisée comme un instrument essentiel permettant de reconstruire la mémoire d’un groupe social et d’aborder un thème historique.
L’objectif était de favoriser la rencontre entre l’histoire institutionnelle, écrite dans les livres d’histoire, et l’histoire des personnes ordinaires, des foules d’anonymes : ces catégories sociales que la recherche historique, liée au pouvoir politique, écarte trop souvent(5).
L’opportunité a été donnée aux élèves de bavarder avec des hommes et des femmes ayant eux-mêmes vécu des expériences significatives et caractéristiques de leur environnement social.

Récupération de la mémoire familiale

On pourrait définir l’approche didactique des documents oraux comme étant finalisée à la rencontre de deux personnes très différentes l’une de l’autre : d’un côté l’enfant qui vit dans le présent, avec son contexte familial et social particulier, de l’autre le témoin, au patrimoine culturel très différent de celui de l’écolier.
Le témoin a vécu l’expérience d’un passé que l’enfant pourrait étudier à travers des documents historiques, si cette rencontre n’avait pas lieu. Le témoin présente une expérience individuelle qui lui est propre, mais significative d’un groupe bien défini. En face de lui se trouve l’élève avec des instruments cognitifs et culturels très différents.
La rencontre des deux individus peut s’effectuer à l’école, mais aussi en dehors, dans un contexte social ou familial, puisque certains enfants peuvent avoir la chance de dialoguer avec leurs grands-parents, s’ils sont disposés à raconter leur vie.
Sur des événements historiques tels que les guerres, les régimes totalitaires, les enfants d’aujourd’hui ont très peu l’occasion de bavarder avec les personnes âgées qui les ont vécus.
Il y a quelques années, dans les familles étaient encore évoqués des faits ou des épisodes liés aux Guerres mondiales ; on parlait de la Résistance, des grandes migrations... Actuellement, les enfants n’ont généralement plus l’occasion d’entendre ces récits en dehors de l’école. Les élèves ne sont plus confrontés à la narration et à la reconstruction de la mémoire familiale, puisque nous vivons une époque où l’individualisme est dominant, où le modèle de la famille multi-générationnelle n’est plus à l’ordre du jour et où un rôle social de sagesse et de transmission de connaissances n’est plus reconnu aux personnes âgées.
En effet, à l’occasion de l’expérimentation en classe de la séquence didactique, quand nous avons réalisé l’enquête relative aux lieux de naissance des parents et des grands-parents, nombreux étaient ceux qui ne connaissaient pas les épisodes migratoires vécus par leurs propres familles.
Dans ce cas particulier, la didactique de l’histoire, celle qui utilise les témoignages comme source importante d’apprentissage, de connaissance, permet non seulement d’appréhender le passé et les événements de la Grande histoire, mais elle favorise aussi la rencontre des différentes générations et en particulier la récupération de la mémoire familiale.
L’enfant fait de grandes découvertes en apprenant que sa grand-mère ou son grand-père, ou même quelque parent plus éloigné, a été l’acteur d’une histoire qui lui est très proche et directement liée à la Grande histoire, celle que l’on étudie dans les livres, celle dont s’occupent les historiens. L’écolier prend conscience que l’histoire est en réalité écrite par des personnes ordinaires par des individus souvent anonymes.

L’expérience de l’altérité

L’histoire orale étudie la personne dans sa subjectivité, dans son identité culturelle ; une identité qui est en mouvement, en équilibre entre tradition et innovation. Comme le dit Giovanni De Luna, elle ne se limite pas à la recherche de témoignages concernant des faits ou des événements historiques, elle est surtout une construction interactive complexe de narrations, dans laquelle l’intervieweur est concerné, il se met en jeu, tout autant que le témoin. Le dialogue, fondé sur la réciprocité, ne peut se réduire à un monologue(6).
Le document oral a des caractéristiques particulières. Il diffère des autres sources historiques utilisées par l’historien. Il est le résultat d’une relation réciproque entre deux personnes, le témoin et l’historien, le fruit d’une communication interactive faite de questions et de réponses.
Le « petit historien » peut vivre ainsi une expérience riche, car l’enseignant l’aide à gérer une situation très complexe sur le plan cognitif et lui fournit des outils didactiques lui permettant de maîtriser la méthode de la recherche historique.
En effet, l’enfant-chercheur doit faire un grand effort sur lui-même pour comprendre et connaître l’autre ; il est amené à laisser de côté ses vérités et ses valeurs, à ne pas porter de jugement, à accepter l’autre dans sa richesse et sa complexité individuelle.
Cette différence entre le « petit historien » et le témoin est à la base de la construction des connaissances sur l’autre. L’autre est reconnu comme différent. On veut connaître ses expériences historiques à l’occasion d’un dialogue fondé sur la disponibilité à raconter et à écouter ce qui sous-entend une acceptation réciproque(7).
Les élèves concernés par l’expérimentation avaient 9-10 ans. À cet âge, ils ont dépassé le stade de l’égocentrisme, mais les difficultés à négocier sont toujours grandes : ils s’étonnent encore si l’interlocuteur a des idées différentes des leurs; ils n’acceptent pas facilement et sans préjugés le point de vue de l’autre. Ils sont en effet très liés aux valeurs et aux symboles transmis par la famille, ainsi qu’au contexte social dans lequel ils sont immergés. Angela Perrucca explique que cette culture identifie l’enfant et caractérise le contexte social proche(8).
Par cette activité, l’enfant apprend non seulement à s’ouvrir à d’autres systèmes de symboles et de valeurs, mais aussi à construire une relation positive avec l’autre, qu’il doit considérer comme différent de lui mais tout de même important. Il s’agit d’un parcours évolutif très long. La famille et l’école doivent l’épauler dans cette démarche et l’encourager dans ce dialogue entre différents sujets capables de se reconnaître réciproquement, entre différentes cultures porteuses de valeurs, d’idées, de symboles importants.
Ainsi, on peut affirmer que l’histoire orale, pratiquée au sein de l’école, peut vraiment favoriser la rencontre avec l’altérité et la réflexion sur la société actuelle, dans une dimension interculturelle. L’histoire peut donc devenir la discipline-clé capable de stimuler la découverte de différents univers culturels, de différentes interprétations du soi et de l’autre qui favorisent la construction d’une identité ouverte tout en permettant à l’individu de vivre au sein d’une société complexe, dans laquelle la différence tend à devenir toujours plus une valeur intrinsèque d’une communauté multiculturelle.

Antonella Dallou - Rosalba Multari

Notes
(1) Mattozzi I., “Il piccolo storico è servito”, in Dallou A., Multari R. (2003), Storia-Histoire, Cahier du maître, Collection Crayon, Aosta, Tipografia Valdostana, p. 5.
(2) Dallou A. (2003), L’immigrazione ieri e oggi, Storia-Histoire, Collection Crayon, Aosta, Tipografia Valdostana; Dallou A., L’immigrazione ieri e oggi, in Dallou A., Multari R., Storia-Histoire, Cahier du maître, op. cit. pp. 22-49.
(3) Heimberg C., Une histoire scolaire qui construit du sens à partir d’un environnement local, in Dallou A., Multari R., Storia-Histoire, Cahier du maître, op. cit., p. 4.
(4) Heimberg C., op. cit, p. 4.
(5) Passerini L. (1988), Storia e soggettività, Firenze, La Nuova Italia, pp. 32-33 et 59.
(6) De Luna G. (2004), La passione e la ragione, Milano, Mondadori, pp. 125-126.
(7) Portelli A. (2004), La diversité de l’histoire orale et de la mémoire des événements, Genève.
(8) Perrucca A. (2002-03), Pedagogia interculturale, Master in Pedagogia Interculturale e Dimensione Europea dell’Educazione, Università di Lecce.

 

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