link home page
link la revue
link les numéros
link web école
links

Question d'enseignant.
Et les questions des élèves ?

Nous avons choisi de publier cet article, déjà paru sur la revue suisse Éducateur n. 8/98, car il nous a semblé parfaitement centré sur la problématique envisagée.

Le questionnement en étoile

fin de saisir sur quoi repose la logique inhérente à l'action des enseignants, nous avons décidé de transcrire les interactions entre enseignant et élèves pendant la réalisation d'une activité d'enseignement concernant l'"expression" écrite. Plus particulièrement, les observations que nous allons commenter ici correspondent à des épisodes extraits d'un ensemble d'activités sur l'enseignement précoce de l'écriture d'une lettre d'opinion qui ont été développées dans une classe pendant quatre semaines sur la base d'une séquence didactique. La durée totale des séances consacrées à ce travail s'élève à 11heures 30.
(Nous tenons à remercier l'enseignant qui a bien voulu accepter d'être filmé au cours de cette séquence d'enseignement/apprentissage).

"Pour tenter de comprendre comment les enseignants travaillent l'expression orale et écrite, nous avons décidé d'enregistrer, de transcrire et d'analyser les paroles qu'échangent enseignant et élèves en classe de français. Ces enregistrements nous permettent de caractériser la dynamique des interactions en situation d'apprentissage. Nous nous proposons dans cet article d'examiner une pratique très courante dans les classes : le questionnement de l'enseignant à l'ensemble des élèves dont le but est d'abord de créer une zone commune de signification pour ensuite construire de nouveaux savoirs. Comment les enseignants organisent-ils et contrôlent-ils la dynamique des échanges ? Quelles sont les questions qui assurent la progression de ces échanges ? La parole des élèves, et notamment leurs questions, sont-elles vraiment exploitées en classe ?"

Une fois tous les dialogues entre enseignant et élèves transcrits, la première chose qui apparaît (et dont l'enseignant n'est pas forcément conscient) est la constance du scénario qui se joue entre eux. Mis à part les moments où les élèves travaillent individuellement par écrit, nous nous trouvons en présence d'une succession de dialogues en étoile dont les mécanismes de fonctionnement sont presque toujours les mêmes:
• au centre, l'enseignant qui lance les questions et oriente les échanges avec les élèves qui, eux, se situent au sommet des branches de l'étoile. Le travail se réalise très souvent avec l'ensemble de la classe mais les questions s'adressent à des élèves particuliers choisis par l'enseignant. Certains élèves sont très peu sollicités alors que ceux qui sont susceptibles de faire avancer la leçon sont appelés très souvent ;
• c'est toujours l'enseignant qui pose les questions sur les contenus d'apprentissage. Aucune place aux questions des élèves sur ces mêmes contenus n'est, en effet, prévue dans le fonctionnement observé ;
• le dialogue commence par une intervention de l'enseignant qui précise et anticipe les tâches à réaliser. Cette intervention est close par une question adressée à un premier élève ("D'ailleurs, vous allez me répondre : on trouve des textes dans quoi ? Amélie ?"). La réponse de l'élève permet à l'enseignant de vérifier si celui-ci est au clair par rapport à une notion de base qui est censée assurer la progression de son questionnement ;
• la progression du questionnement est fortement conditionnée par la logique didactique que l'enseignant souhaite privilégier. Les réponses des élèves qui ne vont pas dans cette direction ne sont pas retenues ;
• les élèves limitent le plus souvent leur intervention à une réponse brève souvent avancée sur un mode interrogatif (Enseignant : "Si je veux donner des arguments, il faut que j'aie quoi pour donner des arguments ?" (silence) Élève : "Des phrases ?" Enseignant : "Mais si je te dis: Le soleil n'est pas dehors aujourd'hui. il pleut. C'est un argument ?" Élève : "Non." Enseignant : "C'était une phrase, c'est même deux phrases." Ils ne posent pas vraiment de nouvelles questions mais répondent avec hésitation ;
• les évaluations de l'enseignant après les réponses des élèves (comme dans l'exemple précédent) constituent le principal élément de régulation que les apprenants ont à disposition: elles orientent la suite des enchaînements. Les élèves s'inspirent par conséquent fortement des modèles de réponse de l'enseignant et de ses évaluations. Il demeure néanmoins difficile pour eux de décider si ces évaluations sont positives ou négatives. C'est généralement les tours de parole suivants qui leur permettent de donner un statut aux reprises de l'enseignant ; Enseignant : "Qu'est-ce qu'on peut trouver dans des textes ? Romain ?" Élève : "Des arguments" Enseignant : "On peut trouver des textes argumentatifs. On peut trouver quoi comme autres textes ? Manon ?" Élève : "Des contes."
• on cherche, grâce à la dynamique des interactions, à ce que les élèves apprennent dans le vif, bien qu'il soit parfois difficile pour l'enseignant d'exploiter la logique d'apprentissage des élèves.

Ce qui nous semble le plus étonnant dans les dialogues en étoile, c'est l'absence ou le faible appel aux observations concrètes sur les textes (alors qu'on travaille sur l'écriture). Les questions s'appuient sur ce que les élèves savent déjà et ont pour but principal de faire émerger (accoucher) leurs "idées" ou de les inciter à se souvenir des expériences antérieures de la classe en rapport avec le sujet. Les stratégies mises en place ont davantage pour effet de les encourager à choisir, grâce à des capacités d'adaptation et d'imitation, les bonnes réponses au bon moment, c'est-à-dire celles attendues par l'enseignant soucieux d'institutionnaliser les nouveaux savoirs et habiletés présentés dans les moyens d'enseignement.
Puisque, très souvent, l'expérience des élèves sur les textes d'opinion, objet du travail en classe, est encore peu développée, ne serait-il pas plus judicieux de s'engager dans un processus de construction du texte d'opinion à partir de situations de lecture et d'écriture communes et tangibles ? Dans le contexte que nous décrivons, le bon élève est celui qui a compris les règles du jeu (les formes d'intervention dans le dialogue en étoile) et qui est en mesure d'utiliser les modèles qui lui sont transmis par l'enseignant. Dans ce type de dialogue très courant, non seulement en français, mais dans toutes les disciplines, on se situe curieusement davantage dans une situation proche de la transmission frontale qu'au cœur d'une démarche de découverte et d'appropriation des connaissances. Par souci de bien faire, l'enseignant cherche à contrôler tous les instants de la dynamique des interactions et assimile la situation d'apprentissage à un questionnement dirigé où la communication ne fonctionne que dans une seule direction (l'enseignant pose les questions, les élèves répondent), les communications latérales entre élèves sur les contenus d'apprentissage sont inexistantes. Le pas à pas cumulatif qui est adopté dans ces scénarios constitue parfois un obstacle à la construction du sens global de l'activité par les élèves.

La nature des questions de l'enseignant

Indépendamment du mode d'échange, les questions choisies par l'enseignant nous semblent fondamentales pour déclencher les apprentissages. En examinant l'ensemble des enregistrements, on peut dégager les grandes questions qui méritent d'être traitées par les élèves pour apprendre à écrire un texte d'opinion, ainsi que les étapes par lesquelles ils pourraient y parvenir. Les questions de l'enseignant sont des repères pour les élèves. Celui qui ne les comprend pas est momentanément exclu de l'échange. Des nouvelles questions, des reformulations de la question mal comprise, des questions intermédiaires et des exemples de question - réponse constituent les stratégies les plus fréquentes de l'enseignant qui veut simultanément dégager les lacunes des élèves et établir des bases de travail communes.
On dispose de nombreux exemples qui illustrent comment une question, qui propose une formulation claire de la tâche à réaliser, facilite le travail des élèves. Dans le vif des échanges, on observe néanmoins combien sont nombreuses les questions difficiles à interpréter, même pour un observateur adulte externe. La seule voie pour comprendre la question du maître devient alors l'évaluation de la réponse. Si l'enseignant avait la possibilité de s'enregistrer et de réécouter ses questions, il pourrait sans doute prendre conscience des problèmes de formulations à double sens ou trop abstraites auxquels il confronte les élèves.
Parmi les questions à mettre en valeur, il y a celles qui déclenchent des activités concrètes de recherche de la part de l'élève. Par exemple, la question :"Quels sont les arguments que vous trouvez dans cette lettre ?" a pour avantage d'orienter une activité de lecture d'une lettre et de confronter matériellement les apprenants à une dimension du genre de texte travaillé. Malheureusement, le verbalisme est souvent la norme et les questions qui déclenchent de véritables activités d'observation, d'analyse et de production sont trop peu nombreuses. Ce sont des flots de questions qui prennent la place des activités sur les textes.
Les reformulations de la même question nous semblent une stratégie d'une grande richesse. En variant l'énoncé de la question, l'enseignant permet à l'élève, non seulement de mieux saisir la tâche à réaliser, mais aussi d'apprendre incidemment des manières différentes de problématiser la question.
Très souvent, à partir d'une première question, l'enseignant propose des sous-questions. Il s'agit alors de faciliter la tâche des élèves en proposant des sous-tâches plus simples: "Convaincre", ça veut dire quoi Marie ?" (après un long silence, l'enseignant présente un exemple de situation argumentative où un enfant doit convaincre sa mère) "Si tu dois convaincre ta mère, qu'est-ce que tu vas dire ? Qu'est-ce que tu vas essayer de faire, Marie ?".
Après ces étapes de travail pas à pas, l'enseignant pose parfois des questions de synthèse: "Alors, "convaincre" ça veut dire quoi ?", ou bien :"Alors, on revient au texte 1: pourquoi c'est un texte argumentatif le texte 1 ?" Et on repart sur une autre problématique.
La préoccupation de privilégier une progression à l'unisson provoque parfois un acharnement à vouloir que tous les élèves se rappellent des mêmes situations d'enseignement vécues antérieurement, ainsi qu'une insistance à rechercher à tout prix que tous les élèves franchissent sans exception chaque étape. Ceci entraîne un rythme lent, de la fatigue chez les élèves et du découragement pour ceux qui ne voient pas où l'enseignant veut en venir. Comment trouver un équilibre entre un rythme soutenu et le maintien du sens des apprentissages pour l’ensemble des élèves ?

Et les questions de l'élève ?

Il y a des situations d'enseignement qui favorisent la formulation de questions de la part des élèves. Par exemple, à partir d'une première production écrite par les élèves et lue ensuite à haute voix en classe, on peut réserver une place aux questions qu'ils pourraient avoir envie de se poser les uns aux autres concernant leurs textes : ("Pourquoi tu ne dis pas dans ta lettre à Coralie les sports que tu fais ?") ou concernant leurs propres difficultés d'écriture : ("Comment on écrit à Coralie dans le journal ?"). Une autre activité pourrait consister à préparer des questions à l'intention d'un expert : chaque élève de la classe prépare une question destinée à un journaliste, auteur d'une lettre d'opinion, pour savoir comment et pourquoi il a rédigé la lettre en question. Des formes de travail en duo ou en groupe peuvent, elles aussi, générer des discussions entre les élèves et offrir une place importante aux questions.
Nous observons que le dialogue en étoile, plus répandu que nous le pensions, ne laisse pas une grande place aux questions des élèves. Au contraire, l'enseignant suit avec une telle rigueur sa logique que les questions ponctuelles des élèves sont parfois sous-exploitées. Dès que l’enseignant dispose d’un fil conducteur, il organise le questionnement en fonction de son but et les questions des élèves qui le détournent de ce but ne sont pas retenues. Ceci est d'autant plus regrettable que nous savons que ces questions constituent une source de renseignements susceptibles de nous permettre de mieux connaître les représentations des apprenants.

Le "manque d’assurance" face à des contenus nouveaux

La lettre d'opinion, abordée dans le cadre d'une séquence didactique, est un contenu nouveau pour les enseignants. En français, beaucoup de contenus d'enseignement sont nouveaux. On peut formuler l'hypothèse que la maîtrise encore partielle de ces contenus innovants, ainsi que l'insécurité qu'elle peut faire naître, entraîne chez les enseignants une absence de recul qui se traduit par une forme de plaquage des moyens d'enseignement. Dès lors, la richesse des possibilités d'activités que l'exploitation de ces moyens pourrait offrir n'est pas forcément perçue d'emblée. Le matériel est pris comme porteur de sens "en soi", alors que le sens devrait être construit dans l'usage même du matériel. Dans l’urgence de l’action, les enseignants se raccrochent à des expériences antérieures, privilégient un ordre préétabli basé sur leur conception des contenus et essaient de guider entièrement les actions des élèves sans trop s’éloigner du texte pédagogique.
Si le "manque d'assurance" des enseignants face à des contenus nouveaux conditionne les modalités d'interaction que nous venons de décrire comme forme de gestion de la classe, il ne paraît toutefois pas une raison suffisante pour expliquer les phénomènes observés. En effet, le dialogue en étoile n'est pas exclusivement pratiqué en didactique du français ou avec des objets d'enseignement nouveaux. Il est au contraire très fréquent dans les classes(1).
C’est même l’une des formes d’échange privilégiées en classe, lorsque d’autres outils d’interaction font défaut. Elle fait partie de la tradition scolaire. Peut-être, est-elle comprise par les enseignants comme "la" dynamique de l’interaction à suivre pour construire de nouveaux apprentissages, alors que celle-ci n’accorde qu’une faible place aux questions des élèves et aux stratégies d’apprentissage concrètes pour les résoudre.
C’est sans doute parce qu’elle existe depuis fort longtemps que cette modalité de gestion est si profondément ancrée dans les pratiques scolaires. On comprend dès lors qu’elle puisse être perçue par les enseignants comme l’une des seules stratégies qui soit susceptible de garantir un contrôle et un suivi de l'acquisition de nouveaux savoirs pour l’ensemble de la classe.
Une réflexion devrait se poursuivre pour comprendre encore plus finement les mécanismes décrits, ainsi que pour trouver des formes nouvelles d'organisation du travail qui soient compatibles avec les objectifs d'apprentissage explicitement déclarés par les uns et les autres. En tout état de cause, cette recherche confirme, une fois de plus, que la tâche des enseignants est d’une extrême complexité et qu’il ne suffit pas d’adhérer à des contenus d’enseignement nouveaux pour innover au niveau des interactions didactiques.

Joaquin Dolz
Carmen Perrenoud Aebi

Faculté de Psychologie et des Sciences de l'Éducation (FPSE), Université de Genève.

Note:
(1) Voir, par exemple : Schubauer-Leoni, M.-L., Leutenegger, F., (1997). L’enseignante constructrice et gestionnaire de la séquence. Dans C. Blanchard-Laville (Ed.), Variations, sur une leçon de mathématiques (pp. 91-126), Paris : L’Harmattan.

 

couriel