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La place de l'oral dans l'éducation bilingue

Il est important de tenir compte des facteurs typiques du milieu environnant quand la langue cible n’est guère pratiquée en dehors de l’école. Le choix des stratégies pédagogiques les plus aptes à faciliter une meilleure éducation bilingue y est alors déterminant.

Le contexte scolaire

Les compétences orales dans un système d’éducation bilingue dépendent de plusieurs facteurs dont certains sont internes et du ressort de l’école ; d’autres sont externes et dépendent du contexte dans lequel l’école doit opérer. Ce sont ces derniers qui commandent les stratégies pédagogiques dans le développement du bilinguisme, puisque l’école elle-même n’a que peu d’influence sur leur détermination et ne peut que réagir en fonction de leurs contraintes.
Par facteurs externes, on entend les paramètres suivants : la répartition des langues en dehors de l’école, les contraintes imposées par la nature des examens obligatoires, le rôle des formateurs et des autorités dans les stratégies pédagogiques.
Par contre, les paramètres internes sur lesquels l’école peut bien agir, une fois ces facteurs pris en compte, sont le choix des méthodes et des matériaux employés, les attitudes des enseignants envers l’oral et la nature des mesures d’évaluation partielle.
Tous les linguistes accordent la primauté au langage oral, quelle que soit leur approche de l’étude des langues. Cette prise de position, répétée à satiété, n’est pas facile à traduire dans la pratique, vu le poids écrasant de l’écrit dans tous les domaines qui touchent à l’éducation, que ce soit l’analyse et la description des phénomènes du langage, la transmission des connaissances ou les mesures d’évaluation.
Si la langue cible n’est guère pratiquée en dehors de l’école, l’oral ne pourra pas dépendre d’un soutien supplémentaire à la pratique en classe et son développement reposera presque exclusivement sur l’école. Comme au Val d’Aoste, tel est le cas du français dans les classes canadiennes d’immersion, où les résultats finaux témoignent de compétences réceptives élevées mais nullement de compétences productives. Les divergences d’avec des francophones natifs se manifestent par une phonologie approximative, par un manque de précision syntaxique, par la pauvreté des règles sociolinguistiques et du discours et par une variété structurelle restreinte. N’empêche que les résultats obtenus sont nettement supérieurs à ceux des programmes de cours de langues classiques et que pour la compréhension auditive et de l’écrit, les élèves qui ont suivi des programmes d’immersion valent les francophones.
La nature des examens imposés en fin de parcours scolaire a une influence primordiale sur le développement des compétences orales en classe. La majorité des programmes encouragent l’oral, surtout au début ; pourtant la plupart des mesures et épreuves se basent sur des tests écrits, ce qui pose des problèmes aux enseignants.

L’oral a toujours quelque peu mystifié les enseignants parce qu’ils sont contraints de s’en accommoder dans un enseignement qui par ailleurs opère toute sélection des élèves par le biais d’épreuves écrites. (Rapport TEO, 1995, 20.)

Il en découle que les autorités, désireuses d’atteindre des résultats statistiques comparables, envoient parfois des instructions contradictoires aux enseignants.

L’exemple luxembourgeois

Les autorités luxembourgeoises, conscientes de ces problèmes ont pris des mesures inspirées pour pallier ces difficultés. Au Grand Duché de Luxembourg, où la totalité de la population scolaire est soumise à une forme d’éducation trilingue, le français n’est enseigné comme 3e langue qu’à l’oral pendant l’année de son introduction à l’âge de 7 ans.
La langue principale extra-scolaire est le luxembourgeois, la première langue des compétences écrites est l’allemand (le luxembourgeois national étant peu employé à l’écrit) et, pour ne pas augmenter les problèmes de scolarisation, l’accent est mis sur l’écrit en allemand 2e langue.
Le souci du développement du français oral a rendu conscientes les autorités luxembourgeoises du fait que :

Les responsables de l’Éducation Nationale n’ont pas bien réussi à provoquer un changement d‘attitude auprès des enseignants… l’oral est admis, mais soumis : l’oral qu’on prétend enseigner en classe est en définitive de l’écrit oralisé. (Rapport TEO, 1995, 23.)

Pour surmonter les problèmes inhérents à la promotion de l’oral en classe, les Luxembourgeois ont développé une méthodologie basée sur l’ancrage des compétences orales qui permettent un lien avec l’écrit dans un stade ultérieur. Le plan d’études marque clairement que " l’oral constitue une fin en soi " et qu’une certaine tolérance quant aux fautes du langage oral est à recommander ", parce que " le souci exagéré de correction du côté de l’enseignant décourage l’élève à s’exprimer librement. Et " pour ne pas freiner l’enfant dans son plaisir de communiquer l’enseignant évite d’interrompre le flux de la communication orale. " (Ministère de l’Éducation Nationale, 1989, Plan d’Études - Enseignement Primaire, Langue Française.)

Pour promouvoir la primauté de l’oral les autorités ont développé un logiciel, intitulé TEO ou Texte Éditeur Oral, lequel permet d’éviter tout recours à l’écrit dans les phases initiales de l’apprentissage du français. Les enseignants reçoivent l’interdiction de pratiquer l’écrit dans la première année et utilisent l’ordinateur et le programme TEO pour la promotion d’un discours continu fabriqué entièrement par les élèves, lesquels construisent ensemble en petits groupes des histoires de leur invention, qu’ils présentent plus tard à leurs camarades. La préparation et la présentation des histoires prennent environ 6 mois du programme de français oral pour une classe d’environ 24 élèves.
L’ordinateur ne possède pas de clavier, mais un petit microphone, aucun texte n’apparaît sur l’écran, mais bien des icônes qui reflètent des mots, des bouts de phrases, enregistrés et alignés au fur et à mesure de la construction de l’histoire. Par des manipulations simples de la souris de l’ordinateur, les enfants peuvent effacer, corriger, déplacer, réécouter des parties ou l’entièreté de ce qu’ils ont produit, sans avoir recours à l’écrit. La manipulation de l’ordinateur s’apprend rapidement puisque le programme TEO a déjà servi de support oral pour les autres langues du programme, dont la deuxième, l’allemand, qui sert de langue de base pour l’instruction de l’écrit.
Chaque enfant, aidé par deux camarades choisis au hasard, construit une petite histoire sans l’intervention de l’enseignant. En cours de construction, les enfants discutent de la meilleure façon d’exprimer ce qu’ils ont envie de raconter, cherchent des mots dans le dictionnaire ou demandent des expressions à l’enseignant. Cette activité se déroule en utilisant la première langue de l’enfant, le luxembourgeois, en alternance codique avec le français, celui-ci étant la seule langue enregistrée dans l’ordinateur. Une fois l’histoire terminée, l’enseignant transcrit le contenu que les enfants n’ont aucune difficulté à lire, ayant déjà appris à lire en allemand et en luxembourgeois et connaissant parfaitement le contenu de la transcription. Ainsi, ils sont dispensés du souci de l’orthographe du français et se focalisent sur le contenu de ce qu’ils ont envie de raconter. Ensuite chaque auteur présente son histoire à la classe, et avec l’aide de l’enseignant contrôle la compréhension du message. De la sorte l’activité reflète davantage ce qui intéresse le narrateur et les enfants, le contenu, et ressemble moins à un contrôle de la connaissance des structures dominé par l’enseignant. Mais pendant cette discussion surgissent souvent des propositions concernant une autre façon de raconter l’histoire, des corrections de la part d’autres élèves, c’est-à-dire un enrichissement au niveau de l’oral de la variété linguistique.
Les étapes principales d’une séance avec TEO sont les suivantes :
1) Élaboration et enregistrement de l’histoire.
2) Écoute du produit fini (devant la classe ou en groupes) avec questions de compréhension (de la part des enfants, plus rarement de la part de l’enseignant), suggestions, améliorations, corrections, si nécessaire.
3) Corrections (ou changements, intonation, logique, grammaire, etc.) effectuées par le groupe auteur et écoute finale de l’histoire.
4) Transcription par l’enseignant de l’histoire par écrit, lecture de l’histoire dans la classe et insertion du document dans le journal scolaire trimestriel. Cette dernière étape introduite à la demande expresse des enfants.

Chaque fois on est surpris par le silence et la concentration des enfants pendant les écoutes.
Le programme TEO produit des résultats impressionnants. Même les enfants les plus timides, et qui interviennent rarement à d’autres moments, deviennent des raconteurs enthousiastes. Ils apprennent à enchaîner des phrases dans un discours continu, ce qui arrive rarement dans toute autre méthode d’initiation à l’oral. L’entraide parmi les élèves forts et faibles favorise ces derniers, est une source de motivation, et augmente la concentration et la confiance dans la manipulation en public de la langue étrangère.
Les commentaires des élèves sur leur expérience avec TEO témoignent du succès du programme. Divers élèves questionnés sur leur plaisir à travailler en groupe ont répondu :
- Nous travaillons et parlons ensemble et nous nous entraidons quand il y a des difficultés.
- Nous inventons des choses ensemble et on apprend beaucoup des autres.
- J’aime discuter avec les autres sur la façon de faire le travail.
- Quand je ne connais pas un mot, je peux le demander à quelqu’un d’autre.
- Nous partageons le travail ensemble et il ne faut pas toujours tout trouver tout seul.

Sur l’aide apportée par des élèves plus forts, quelques réponses significatives.
- On peut expliquer aux autres qui ne comprennent pas aussi bien.
- Quand nous sommes plusieurs nous savons plus.
- Ce n’est pas aussi difficile pour tout le monde, quelqu’un d’autre sait comment le dire.
- Quand on travaille seul tout ce qu’on fait est de répéter la même chose.

D’autres commentaires significatifs.
- J’apprends des enfants qui en savent plus.
- On parle des choses et après on comprend.
- Les phrases que je ne connais pas, je les pige quand même.
- À plusieurs, on sait plus.
(Extraits et traduits du Rapport TEO, 1995)

Le passage à l’écrit

Une fois les histoires des enfants terminées, elles peuvent servir comme base de formation à l’écrit. Ceci se fait plus tard dans l’atelier d’écriture et fait partie du processus qui conduit les enfants du langage oral à la manipulation des symboles et des conventions de l’écrit. Les manuels de français utilisés pour le cours de langue, ainsi que d’autres livres propres à leurs intérêts, fournissent souvent des structures ou des bouts de phrases réemployés dans les histoires orales. Ils forment également des modèles pour la transmission de leur propre création sous forme écrite. Par ce biais l’écrit ne représente plus une tâche à part, déconnecté de ce qu’ils ont envie de raconter, mais découle naturellement de la transmission de messages personnels, mais sous une autre forme et soumis à d’autres contraintes, propres au français écrit.

L’évaluation des compétences

Les enseignants impliqués dans un programme concentré sur l’oral doivent maîtriser leurs craintes de ne pas dominer le parcours. " On peut corriger les enfants jusqu’à obtenir un silence grammatical sans faute. " Bien que les séances d’élaboration, d’écoute et de correction prennent un temps considérable, les praticiens parviennent à accomplir le programme officiel du français. L’évaluation des compétences ne s’effectue qu’en fin de parcours, ce qui implique une retenue et une confiance dans la méthode de la part des enseignants.
Il est considéré comme indispensable de rassembler et de conserver toutes les traces de la production orale et écrite des élèves dans des dossiers individuels, ceci pour mesurer le processus du développement de l’élève. On conseille de ne plus se baser sur des tests standardisés écrits à ce stade du développement initial de l’oral mais de porter l’évaluation sur:
- les exercices structuraux qui préparent l’interaction
- les activités d’interaction
- les activités d’élaboration orale
- les préparations orales devant la classe.

Les enseignants sont encouragés à utiliser une grille d’évaluation qui permet de juger selon 6 critères : l’intelligibilité (est-ce que le message passe ?) ; l’adéquation (est-ce que l’énoncé est adapté à la situation de communication ?) ; la correction (est-ce que l’énoncé est grammaticalement acceptable ?) ; la richesse (est-ce que l’énoncé est élaboré du point de vue lexical et syntaxique ?) ; l’expressivité (est-ce que l’intonation, le rythme et les gestes sont adéquats ?) la fluidité (est-ce que le débit est normal ?).

LEÇONS POUR LE VAL D'AOSTE

Cette expérience luxembourgeoise est à la pointe de la recherche dans le renouveau de l’enseignement oral d’une langue étrangère. Les conditions extra-scolaires sont similaires à celles de la Vallée d’Aoste puisque, dans les deux cas, et pour la majorité des élèves, le français ne se pratique qu’à l’intérieur de l’école et que la promotion des compétences orales est souvent freinée par l’introduction prématurée de la forme écrite d’une langue étrangère. Certains programmes bilingues, comme l’immersion canadienne en français, ont un premier contact avec l’écrit par la langue étrangère, se basant sur la constatation que la langue dominante extra-scolaire ne souffre d’aucun effet négatif quand elle est introduite plus tard. Mais il en résulte également que les compétences productives en français à l’oral et à l’écrit sont loin d’être satisfaisantes. L’exemple luxembourgeois, par contre, stimule fortement l’oral, ne freine pas le transfert à l’écrit, et compense le manque de pratique extra-scolaire du français.

N.B. Ce texte a été inspiré par le Rapport TEODéveloppement et évaluation d’un traitement de texte oral, publié par le Ministère de l’Éducation Nationale du Grand Duché de Luxembourg en 1995.

Hugo Baetens Beardsmore
Professeur à l'Université Libre de Bruxelles et à la Vrije Universiteit Brussel, Belgique.
Expert conseiller auprès de la Commission Européenne, du Conseil de l'Europe, des Ministères de l'Éducation de l'État de Californie, de Singapour, de Brunei et de Hong Kong pour des questions d'éducation multilingue.(1)

Note
(1) Auteur de Bilingualism: Basic Principles, 1986, Clevedon, Multilingual Matters Ltd.; European Models of Bilingual Education (Éditeur), 1993, Clevedon, Multilingual Matters Ltd.

 

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