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L'oral des adultes parodié par les enfants

Dans la lignée des nouvelles orientations de la recherche linguistique sur la langue parlée, l'auteur montre que la langue orale n'est pas seulement une langue spontanée, mais qu'elle peut être aussi une langue formelle cérémonieuse. Les jeunes enfants sont très sensibles à ce caractère cérémonieux et le reproduisent volontiers dans des "parodies du langage adulte", dont quelques exemples sont ici proposés à la réflexion des pédagogues.

La parodie a été largement utilisée autrefois comme procédé d’enseignement de la langue, par exemple dans l’imitation des grands auteurs, la copie de modèles épistolaires ou l’apprentissage des discours publics. Le procédé a perdu aujourd’hui de sa légitimité. Pour l’acquisition de la langue maternelle, et surtout de la langue parlée, c’est plutôt la notion de spontanéité qui a cours. Lorsqu’il est question d’observer la langue parlée par de jeunes enfants, on entend par là en général la langue " la plus spontanée ", celle qui s’utilise, hors du contrôle des adultes, dans les situations les moins contraintes : des jeux, des dialogues libres ou des interactions non dirigées. Et, pour garantir la spontanéité, il paraît même souhaitable d’enregistrer avec des micros cachés. Pourtant les résultats de ce choix se révèlent parfois un peu embarrassants, surtout si l’on envisage d’enseigner la langue parlée, comme le demandent certaines directives en France : on ne saurait envisager sans paradoxe " d’enseigner la spontanéité ". Il est, en outre, très difficile de savoir quelle attitude prendre face aux " fautes de français " qui auront été immanquablement produites dans ces paroles très spontanées. Le désarroi des enseignants se voit dans les questions qu’ils posent à ce sujet aux linguistes (1) :

(1) Pourquoi l’école a-t-elle des difficultés à envisager un enseignement de la langue orale ?
(2) Ces difficultés sont-elles propres à la France ?
(3) Quels liens peut-on faire entre la recherche linguistique et les rapports entre les enfants et la langue orale ?

Il me semble que ces difficultés viennent précisément de la façon de présenter la langue parlée comme la langue de la spontanéité, comme si les enfants n’apprenaient leur langue maternelle que par un processus de création spontanée, sans jamais la copier chez les adultes. Tout change au contraire quand on considère que la langue parlée s’exerce dans quantité de situations diverses, les unes spontanées et les autres contraintes, et quand on veut bien admettre que les enfants ne font pas que créer mais qu’ils reproduisent aussi le discours des autres. D’où la possibilité de faire revenir la parodie sur le devant de la scène.
J’essaierai de répondre aux questions posées par les enseignants à propos de la langue parlée, en utilisant deux domaines : celui de la linguistique contemporaine, qui analyse aujourd’hui les différentes sortes de langues parlées, recueillies dans diverses situations ; et celui des expériences que nous avons pu faire avec des enfants, dans des prises de parole spontanées et dans des jeux de parodie du langage adulte. Cela ne servira certainement pas à résoudre tous les problèmes, mais cela aidera peut-être à dissiper au moins quelques équivoques embarrassantes.

LA LINGUISTIQUE ET LES ÉTUDES SUR LA LANGUE PARLÉE

Jusque vers les années 1950, les études sur la langue parlée en France portaient surtout sur les dialectes et patois, recueillis par des enquêteurs " sur le terrain ", et consignés dans de grands Atlas Linguistiques, ou encore sur les argots et les formes d’expression les plus familières. Il y avait en somme une grande dissociation entre les " parlers sans écriture " (dialectes, patois, argots), que l’on cantonnait dans l’oral, et les " langues de grande culture " comme le français, qui ne pouvaient être représentées, pensait-on, que par l’écrit. Dans l’opinion courante d’aujourd’hui, c’est encore à travers cette dissociation que la plupart des gens se représentent la langue parlée et la langue écrite, au point que la notion de langue parlée équivaut presque toujours dans leur idée à une forme de langue familière, spontanée et fautive, alors que la langue écrite serait toujours plus formelle, surveillée et non fautive. Les linguistes n’ont pas encore réussi à renverser ces jugements, bien qu’ils aient considérablement fait avancer les recherches, grâce aux grands corpus de langues parlées et grâce à des notions comme celle de compétence linguistique.

Les corpus de langue parlée

Pour la plupart des grandes langues européennes, de grands corpus de langue parlée ont été constitués dans la seconde moitié du XXe siècle. Ce sont des recueils de plusieurs centaines, voire de milliers d’heures d’enregistrements, transcrits et annotés. Dans les corpus les plus vastes et les plus sérieux, figurent des locuteurs très différents, masculins et féminins, de tous âges, de toutes classes sociales, de toutes formes de scolarité, de toutes régions et dans des situations diverses : conversations, monologues, discours publics, discours formels, sur les lieux de travail ou dans les familles, en face à face ou par l’intermédiaire de la radio et de la télévision, etc. L’ensemble est informatisé, ce qui permet d’y faire facilement des recherches(2). Ces grandes collectes de langue parlée nous apprennent plusieurs choses importantes.
La première est que, en tant qu’usagers de la langue, nous avons une assez mauvaise intuition de ce que nous produisons quand nous parlons et de ce que produisent les autres (cf. Béguelin 2000). Beaucoup de gens sont surpris de devoir réviser certains préjugés : oui, il existe des francophones peu scolarisés qui " parlent très bien " ; oui, même les Français qui ont fait plus de dix ans d’études supérieures font régulièrement tomber le ne de négation dans leurs conversations, et négligent une bonne partie des accords de participes passés ; non, il n’est pas vrai que les enfants, même très jeunes, ignorent toutes les " liaisons ", etc. Beaucoup sont étonnés de voir, dans la transcription de leurs propres enregistrements, des tournures ou des mots dont ils auraient juré qu’ils ne les employaient jamais, surtout s’il s’agit de " fautes " ou de phénomènes grammaticaux qui leur paraissent bizarres. Presque tout le monde est gêné de s’entendre dire tant de euh, ben, et autres marques d’hésitation.
La seconde chose importante est celle de la variation du langage selon les situations de parole (3). Une même personne ne parle pas de la même façon selon qu’elle discute en famille autour d’un repas, qu’elle intervient professionnellement sur son lieu de travail ou qu’elle prend la parole en public. On pourrait en citer quantité d’exemples très convaincants. Nous faisons généralement beaucoup plus de " liaisons facultatives " quand nous parlons en public que lorsqu’il s’agit d’une conversation privée ; nous l’avons vérifié dans un train avec un contrôleur de billets qui prononçait régulièrement, dans l’exercice de son métier, les billets-z-anciens, toujours-z-à l’heure, il est-t-en place, et qui abandonnait ce type de liaisons quand il ôtait sa casquette de contrôleur pour parler avec des amis , les billets anciens, toujours-r-à l’heure, il est en place. Autre exemple : nous utilisons parfois le phénomène syntaxique de l’apposition pour donner une information sur le statut social et les titres de quelqu’un : Monsieur Martin, secrétaire d’état, en est chargé. Nous, municipalité, devons le faire. Mais cette forme d’apposition ne se rencontre presque jamais dans la langue des conversations, où elle surprendrait beaucoup ; on la rencontre cependant dès qu’une personne parle au nom d’un groupe ou en tant que porte-parole de ce groupe, ou quand elle s’adresse à un groupe constitué (4) :

- Nous, les Petits Frères, ce qu’on fait c’est qu’on essaie de suivre la personne âgée, en moyenne deux à trois fois par semaine, chez elle (T 171, 63).
- Nous, profs, nous ne sommes pas toujours conscients des représentations que les élèves se font de tel ou tel problème (T 108,15).
- Est-ce que vous ne craignez pas, vous, Parti Socialiste, d’être un peu déconnecté ? (Blasco et Caddeo 2002, p. 47)

Des " nominalisations " sont fréquemment utilisées dans la pratique de certains métiers et dans le langage bureaucratique qui les accompagne, là où le langage de conversation mettrait des verbes : la réduction plutôt que on réduit, ou la prise en compte des problèmes plutôt que les problèmes sont pris en compte ou l’augmentation de la perte de capital, plutôt que Nous perdons de plus en plus de capital. Ces formes de nominalisation sont attachées à des situations professionnelles ; un employé de banque dira par exemple :

Une différence de rendement du fait du mode de rémunération distinct (T 50,50).

Un spécialiste de groupe caritatif ne dit pas il faut les accompagner ; un médecin ne dit pas ils projettent somatiquement quelque chose, mais ils disent, avec des nominalisations :

Il faut faire un accompagnement (T 184, 629).
Ils ont une projection somatique de quelque chose (T 192,74).

Les pronoms relatifs lequel, laquelle, peu utilisés dans les conversations, apparaissent massivement dans les prises de parole publiques ou dans le langage de certaines professions :

Tous les PRP-assurances seront rémunérés à 4,5 %, auxquels va s’ajouter une participation aux bénéfices (T 51,66).

Les outils grammaticaux, pronoms, conjonctions ou adverbes, sont sensibles aux différences de situations : quand est jugé plus familier que lorsque et car paraît plus soutenu que parce que, nous semble être un sujet plus élevé dans la hiérarchie que on. Par une transposition automatique, et sans doute peu consciente, de nombreuses personnes convertissent systématiquement leurs quand, parce que, on en lorsque, car, nous, dès qu’il s’agit de " surveiller " son langage.
Il est évident que le vocabulaire utilisé varie aussi considérablement selon les situations de parole, et qu’on choisit des termes plus soignés pour parler en public qu’en privé. Les Français pratiquent du reste une forme de dédoublement lexical qui étonne beaucoup les étrangers (cf. Lodge 1997). Les noms les plus fréquents se répartissent en une double série, l’une neutre (a), et l’autre familière (b) :

(a) un homme, une femme, un enfant, un ami, une voiture, de l’argent, un travail, un restaurant
(b) un mec, une nana, un môme, un copain, une bagnole, du fric, un job, un resto

et les verbes aussi :

(a) dormir, manger, travailler, rire, lire, partir
(b) roupiller, bouffer, bosser, se marrer, bouquiner, se tirer

Les professions disposent presque toutes de formules stéréotypées, qui ressortent même dans les dialogues familiers, comme lorsqu’une infirmière parle de son métier à une amie en utilisant la tournure désireux de, qu’elle n’utilise pas lorsqu’il s’agit d’autres sujets :

Elle accueille tous les malades qui sont désireux de participer à l’activité choisie (T 98,14).

Les liaisons facultatives, les appositions, les nominalisations, le choix de certains outils grammaticaux et de certains types de vocabulaire sont autant de marques linguistiques de " prestige ", auxquelles tous les locuteurs semblent sensibles. La plus spectaculaire est sans doute celle que donne le passé simple, parce qu’on croit souvent qu’il caractérise le style " littéraire ancien " et qu’il a totalement disparu du français parlé contemporain. Mais nous en rencontrons pourtant dans certains types de situations de français parlé, par exemple lorsqu’il est question de sujets graves qui se prêtent au " sublime ", comme la mort, le mariage, la morale :

- Après notre mariage qui se déroula le 14 octobre 1990, nous partîmes, c’était un samedi (T 161,2).
- On m’envoya un peu à droite et à gauche. Mon second poste fut dans une pièce qui se situait donc à l’aval de mon poste précédent (T 158,48).

Les marques de prestige de ce type semblent exister dans toutes les langues, et chez toutes sortes de locuteurs, lettrés ou non. Il semble même que, plus les locuteurs se sentent éloignés du monde de l’écrit, plus ils tiennent à signaler le caractère prestigieux que peut conférer le langage, un peu comme on signale, par des vêtements et des nourritures particulières, qu’il s’agit d’un jour de fête (cf. Eckert and Rickford 2001). Le passé simple fait partie de ces marques qui signalent une "langue du dimanche ".
Il existe des indices plus fins, qu’on ne voit que par une observation attentive, comme la forme grammaticale des sujets, très sensible aux situations de parole. Les conversations comportent peu de sujets qui aient la forme de substantifs construits directement devant le verbe, comme ce serait le cas dans :

Une grande partie de la famille est partie.
Certaines personnes âgées sont, elles, totalement indépendantes.
La solitude est la pire des maladies.
La lassitude existe à un autre niveau.
Mon mari a fait toute sa vie comme ça.

Au lieu de ces constructions avec sujets substantifs, on trouve plutôt des tournures impersonnelles avec il y a... qui..., le substantif étant placé après ce verbe:

Il y a une grande partie de la famille qui est partie (T 171, 83).
Il y a des personnes âgées qui sont, elles, totalement indépendantes (T 173,146).

ou des constructions avec un sujet substantif détaché et une reprise par un pronom devant le verbe :

La solitude, c’est la pire des maladies (T 171,88).
La lassitude, elle existe à un autre niveau (T 193,127).
Mon mari, il a fait toute sa vie comme ça (T 166, 43).

Il suffit de quelques sujets substantifs construits directement devant le verbe pour produire aussitôt un effet de " langage plus soutenu ". L’effet est encore plus fort si le sujet est postposé à son verbe :

Du même puits de pétrole sortait la lessive, sortaient les maquillages, sortaient toutes sortes de produits (T 117,6).

C’est avec un ensemble d’indices comme ceux-ci, pris à la fois dans le vocabulaire et dans la grammaire de la langue, que les linguistes ont proposé de définir des " genres " de prises de parole. Grâce aux témoignages des corpus, on peut dire de façon certaine qu’il n’existe pas une langue parlée, qu’on pourrait traiter de langue familière et relâchée. Il existe, chez un seul et même individu, une grande variété de façons de parler, familières ou publiques, spontanées ou surveillées, simples ou sophistiquées. Mais cette variété dépend étroitement des situations de parole et des sujets abordés. La langue de prestige ne peut se manifester que dans des situations adéquates. Et c’est là qu’on verra intervenir la parodie, qui permet de simuler des situations de prestige et de déclencher les marques de langage de prestige qui en dépendent.

La notion de compétence linguistique

La notion de compétence linguistique a été proposée dans les années 1970 par N. Chomsky pour désigner la forme de connaissance très particulière que nous avons de notre propre langue, en tant que connaissance passive aussi bien que comme connaissance active. Elle a été ensuite modifiée et enrichie par de nombreux linguistes, surtout pour rendre compte de l’acquisition de la langue maternelle par les enfants (Slosberg Andersen 1990). Passivement, nous pouvons distinguer assez facilement ce qui appartient à " notre " langue et ce qui n’en fait pas partie. C’est pourquoi les Français repèrent aussi facilement les " fautes " que commettent les étrangers, même si ces fautes sont en apparence minimes et même s’ils ne savent pas en rendre compte. Il arrive par exemple assez souvent que des étrangers utilisent une tournure en c’est, qui est une tournure extrêmement fréquente en français parlé, en l’accompagnant d’un accord au féminin :

Cette maison, c’est très mignonne (dit par une jeune Espagnole).

On pourrait estimer qu’il s’agit là d’un minime détail grammatical ; mais ce détail ne passe pas inaperçu et il suffit à faire classer l’expression dans ce qui n’est pas "du français ". En effet, il est hautement improbable qu’une personne de langue maternelle française, fût-elle très jeune et très peu éduquée, produise ce genre de phénomène. Sans l’avoir jamais appris, sans savoir l’expliquer, elle " sait ". Elle sait qu’avec c’est, les adjectifs se manifestent toujours sous la forme du masculin. Sa compétence lui permet d’en décider et il semble bien que cette compétence soit en place dès l’âge de six ou sept ans. Cette capacité très particulière permet, en somme, comme la " conscience de soi ", de distinguer, en matière de langue, le Soi et l’Autre.
Cette capacité ne se confond pas avec le jugement sur les fautes. Deux exemples, pris dans le domaine de la négation, serviront à illustrer la différence. Les francophones font des fautes sur la négation, en niant seulement avec pas ou plus, et en omettant le ne :

J’ai pas vraiment réalisé (T 128, 49).
Je retrouvais plus mes copines (T 82, 59).

La faute se maintient chez tous les adultes, malgré les efforts de l’école, qui s’est pourtant appliquée à leur enseigner qu’il faut dire je n’ai pas vraiment réalisé, je ne retrouvais plus mes amies (formes qu’ils utilisent du reste assez spontanément en écrivant). C’est une faute, qui dépend en partie de l’éducation qu’on a reçue, mais " c’est du français ". En revanche, aucun francophone ne fait le moindre écart sur la place de l’élément négatif, pas ou plus. On n’a jamais entendu un francophone parler en plaçant le négatif après le participe ou après le complément, * j’ai vraiment réalisé pas, *je retrouvais mes copines plus. La place du négatif fait partie, sans qu’il s’en rende compte, de sa compétence linguistique. Prenons un autre exemple, plus fin. Les puristes estiment que, après une négation, l’article des doit être réduit à de. C’est donc une faute, à leurs yeux, de dire (a), alors qu’il faudrait dire (b) :

(a) Je n’ai pas vu des tigres, il n’y avait pas des cages.
(b) Je n’ai pas vu de tigres, il n’y avait pas de cages.

Il s’agit du reste ici d’une faute tellement répandue qu’elle se remarque peu. Mais c’est indéniablement une faute pour les puristes. Toutefois, une autre chose intéressante doit être remarquée : la règle puriste ne peut pas s’appliquer s’il s’agit d’un attribut, avec des verbes comme être ou devenir. Bien que ce soit rarement mentionné dans l’enseignement scolaire, on dit normalement (a), avec l’article des, et jamais (b), avec la forme réduite de :

(a) ce ne sont pas des tigres, ils ne sont devenus des papillons ;
(b) *ce ne sont pas de tigres, *ils ne sont pas devenus de papillons.

On n’a jamais entendu un francophone dire (b), bien qu’on ne lui ait sans doute jamais enseigné à ne pas le dire. On pourrait imaginer, pourtant, qu’une personne très soucieuse de purisme veuille suivre la règle d’un peu trop près, en l’appliquant à tous les verbes, quels qu’ils soient. Mais on n’a jamais rien entendu de tel ; le sentiment de la compétence linguistique l’empêche. Les francophones peuvent donner l’impression qu’ils emploient en ce cas indifféremment des et de, sans souci de la règle puriste, mais ils le font toujours dans les limites de leur compétence linguistique.
Dans le français parlé par les enfants, on constate que l’essentiel de la compétence linguistique est généralement en place dès l’âge de six ou sept ans (5). Ils sont loin de connaître complètement leur langue ; ils font quantité de " fautes ", mais ils se comportent comme des francophones dotés d’une compétence linguistique que les non-francophones ne possèdent pas.

Le parlé et les fautes

Avant de se prononcer sur les fautes que font les enfants en parlant, il paraît indispensable de connaître, au moins dans les grandes lignes, celles que font les adultes. La constatation est générale : les adultes commettent tous des " fautes " contre la norme lorsqu’ils parlent.
Ils en commettent plus ou moins, selon leur degré de scolarité et selon les situations où ils se trouvent. Ils en produisent de très banales, que tout le monde fait, et qui ne " déclassent " personne, et ils en produisent d’autres, plus spécifiques, qui entraînent des jugements de valeur parfois très défavorables. En voici un bref catalogue.
Parmi les fautes les plus banales, on peut citer : (1) l’omission du ne de négation ; (2) l’emploi comme sujet de nous on ; (3) je m’en rappelle pour je me le rappelle ; (4) l’emploi d’un complément prépositionnel après dont ;(5) beaucoup à la place de très ; le mélange entre interrogation directe et indirecte (6) :

(1) Ils viennent que l’après-midi pour les autres activités (T 98, 18, une infirmière).
(2) Nous, on n’écoutait pas (155, 49, une vieille dame).
(3) Je peux pas, je m’en rappelle plus, ça fait tellement longtemps (T 107, 66, un mineur).
(4) Commenter des chiffres dont on n’est pas sûr du tout de la validité (T 74, 67, un ministre).
(5) On est beaucoup touché quand on voit arriver tous ces jeunes (T 99, 27, une infirmière).
(6) Je pouvais plus me poser des questions sur qu’est-ce que la vie (T 191, 33, un médecin).

Les fautes les plus " typantes " dépendent de l’âge, et en très grande partie du milieu social et de l’éducation linguistique reçue. Parmi celles qui suscitent des jugements sociaux très négatifs, il suffit d’en citer quelques unes particulièrement fréquentes : l’emploi du relatif que " passe-partout " (7-8) ; l’absence de subjonctif (9) ; le manque d’accord du verbe après c’est...qui. (10) :

(7) Vous avez commencé, avec la dame que je vous ai dit ? (T 120, 11, un commerçant).
(8) Le premier bombardement qu’on a eu droit, c’était à Etampes ( T 145, 13, un retraité).
(9) […] pour pas que la dynamite s’en va ( T 106, 36, un mineur).
(10) C’est moi qui s’occupe seul (T 57, 43, un concierge).

On croit souvent que ces fautes sont caractéristiques de l’époque moderne, qu’elles vont en se multipliant et qu’elles menacent sérieusement l’avenir de la langue française. Mais la plupart de celles qui ont été citées sont, en fait, assez anciennes. Nous le savons grâce aux témoignages des grammairiens qui, depuis longtemps, les déplorent. Un document très intéressant nous fournit même des détails assez précis sur les fautes que pouvait commettre un jeune enfant au début du XVIIe siècle ; c’est le Journal de Jean Héroard, médecin du jeune roi Louis XIII (une édition en a été donnée en 1985 par G. Ernst). Il a noté soigneusement, pendant plusieurs années, les propos de l’enfant dont il avait la charge. C’est ainsi que nous savons que le jeune roi sautait beaucoup de ne de négation, qu’il disait déjà je m’en rappelle et qu’il avait parfois des subjonctifs bizarres. Il n’est donc pas possible d’interpréter ce type de fautes comme des indices catastrophiques du déclin de la langue.
Une grande partie des adultes, lorsqu’ils se trouvent en situation de prestige, contrôlent automatiquement les fautes banales : suppression des nous on, introduction des ne de négation, des relatifs en lequel et des interrogations avec sujet postposé. Mais ils ne le font pas dans leurs conversations familières. Il est très intéressant de savoir comment se comportent les enfants dans les différentes situations de parole qu’ils peuvent connaître.

L’OBSERVATION DE LA LANGUE PARLÉE PAR LES ENFANTS

Situations d’enregistrements

Lorsqu’on enregistre de jeunes enfants de cinq ou six ans en train de jouer, en espérant trouver là des garanties de spontanéité, on n’obtient la plupart du temps que peu de discours suivis, mais en revanche beaucoup de bruits, de cris, d’exclamations. Dans les jeux, les enfants communiquent souvent davantage avec leur corps qu’avec le langage ; du coup, le langage n’y a qu’un rôle réduit, qui ne permet pas d’observer dans son ensemble l’étendue de leur compétence linguistique.
Beaucoup de situations se révèlent assez pauvres. Une situation particulièrement désastreuse est celle dans laquelle un adulte essaie de faire raconter par un enfant le récit d’une promenade qu’il a faite lui aussi. Comme l’enfant sait qu’il n’a rien de nouveau à apprendre à l’adulte, il ne parle généralement que par bribes, en donnant de petits fragments d’information, avec des amorces de phrases rarement terminées. Voici l’exemple d’un dialogue entre un maître et un enfant de cinq ans, enregistré dans une école maternelle, à Romans :

Adulte - Qu’est-ce que tu as vu ? Qu’est-ce que tu as fait ?
Enfant - J’ai vu euh… des palmiers, des serpents…
Adulte - Des vrais ?
Enfant - Non. On a… on est… Il a construit.
Adulte - Et il les a construits avec quoi ?
Enfant - Me rappelle plus.
Adulte - En bois ? C’était en bois ?
Enfant - Avec des pierres. Et on a vu des petits châteaux.

Une autre situation peu rentable est celle dans laquelle un adulte demande à des enfants d’expliquer un jeu qu’ils viennent de faire. Dans l’exemple suivant, les enfants (cinq ans) ne répondent que par fragments, avec des noms qui ne sont même pas précédés d’article, viande, poisson. Serait-il légitime, pour autant, d’en conclure qu’ils ne savent pas construire le moindre énoncé cohérent ?

Adulte - Et qu’est-ce que vous avez fabriqué pour vos invités ? Vous préparez quoi ?
Des oranges ? Une salade de fruits ?
Enfant A - Oui.
Enfant B - Oui.
Adulte - Vous allez leur faire du poisson ou de la viande ?
Enfant A - Poisson.
Enfant B - Viande.
Enfant A - Après on met dans le four.

Des enseignants d’école maternelle, qui sentaient bien que de tels documents ne leur permettaient pas d’évaluer comme ils le souhaitaient le langage parlé par les enfants, nous ont un jour appelés à la rescousse, en tant que linguistes (Blanche-Benveniste et Pallaud 2001). Nous avons construit avec eux des situations de parodie, qui ont donné de tout autres résultats.

Les situations de parodie

L’idée de départ était la suivante : il fallait permettre aux enfants de dissocier les deux tâches qu’on leur demande généralement de cumuler : savoir quoi raconter et savoir comment le raconter. Nous allions leur montrer le " comment ", en leur fournissant un modèle, et ils le rempliraient avec le contenu qui était le leur. Nous pourrions apprécier au passage comment ils savaient comprendre le modèle et se l’approprier. Au contraire des pratiques habituelles, les prises de parole seraient parfaitement factices, la situation d’enregistrement serait mise en valeur, et les enfants sauraient qu’ils allaient être écoutés attentivement.

Enfants de cinq ans

Les enseignants voulaient connaître l’état du français parlé par un certain type d’enfants d’une école maternelle, dans un quartier dit " défavorisé " de la ville, pour savoir dans quelle mesure on pouvait expliquer par leur " mauvais français parlé " les échecs que rencontraient plus tard ce type d’enfants, pendant l’école primaire. Nous devions étudier leur comportement en le comparant à celui d’une classe témoin moins " défavorisée ". Il fallait pouvoir étudier la prononciation, le vocabulaire, la grammaire et la facilité à composer des discours cohérents. Il nous fallait pour cela de longs morceaux de discours, et pas seulement des fragments.
Nous avons commencé par le thème de l’autoportrait, dont l’enseignant devait fournir un modèle. Ce modèle devait avoir quelques caractéristiques formelles précises : il devait durer 14 secondes (la maîtrise du temps est essentielle pour toutes ces simulations de prise de parole ; 14 secondes est la durée d’une information brève à la radio) ; il ne devait comporter aucune hésitation du type bon ben, euh ; il ne devait comporter aucun terme de vocabulaire inconnu des enfants. Le locuteur devait se présenter, donner son nom et son adresse, décrire brièvement sa famille et décrire son visage et ses vêtements. Le maître a dû s’y reprendre à plusieurs fois avant d’y parvenir : il avait des difficultés avec le décompte du temps de parole et avec la maîtrise des hésitations.
Certains enfants ont parlé sans qu’on les relance ; d’autres, plus nombreux, ont dû être encouragés ; quelques uns, quatre ou cinq seulement sur une centaine, n’ont rien pu dire. Tous ont observé les performances de leurs camarades avec une très grande attention. Voici un exemple de résultats, pour un enfant qu’il a fallu " relancer " :

Enfant A - J’ai cinq ans. J’habite… J’habite aux Eglantiers.
Adulte - Mon papa…
Enfant A - Mon papa, il travaille aux poules et ma mère, elle fait le ménage. J’ai un grand frère, un grand frère qui s’appelle K. et un, un, un, un grand frère qui s’appelle F.
Adulte - C’est tout ? Parle-moi de tes cheveux.
Enfant A - Mes cheveux, ils sont noirs, et mes yeux, ils sont noirs.
Adulte - Comment es-tu habillée ?
Enfant A - Ma robe, elle est noire et blanc et marron ; et mes sandales, ils sont blancs, et mes collants, ils sont bleus. Mon tricot, il est vert.

Dans une autre expérience, le maître a donné le modèle d’un trajet entre deux points de la ville. Il y a mis un verbe que les enfants ne connaissaient pas et qu’ils ont tous repris avec empressement, le verbe longer : on longe la barrière. Voici la transcription de l’enregistrement d’un des enfants de cinq ans :

Pour aller à la Bibliothèque des Fusains, on sort de l’école, on traverse la première route : c’est l’Allée des Tilleuls.
On marche tout droit. À l’…, à… à droite, il y a le… le bâtiment des charmilles et on euh…entre les… À ma gauche, je passe entre les décorations de bois et je descends les petites marches. À ma gauche, il y a l’école primaire Paul-Langevin-module deux. Je marche tout droit. Après, à ma droite, il y a le Centre Social et il y a… Et on traverse la troisième route, et on lon-…, on marche sur le… on longe la barrière du… du… de la crèche. Il y a la police, le bureau de la Police municipale […].

D’autres situations contraintes ont été mises au point, comme par exemple " le jeu de cartes " dans lequel les répliques devaient toutes avoir des ne de négation (je ne l’ai pas, je ne te la donne pas) ; un autre dans lequel ils devaient poser les questions avec une postposition de sujet, sur le modèle de " Peux-tu me donner cette carte ? ". La plupart des enfants qui disaient à peine trois mots dans les situations " spontanées " ont produit, dans ces situations contraintes, d’assez longues séquences. Ils savaient " comment s’y prendre " et dominaient d’emblée, grâce au modèle, la composition, la logique des épisodes et la cohérence de l’ensemble.
Une partie des fautes qu’ils produisaient étaient semblables aux " fautes banales " des adultes : prononciation sans le [l] de il, ils, elle, elles, il y a. D’autres étaient plus spécifiques de leur âge :

- mots comme chaussures et tige prononcés avec [s] et [z], saussures, tize ;
- prononciation simplifiée des groupes de consonnes [k+l], [t+r], [b+r] à la fin des mots boucle, quatre, arbre : [buk], [kat], [arb] ;
- passage de [tr] à [kr] pour train, tricot, prononcés comme crin. Cricot ;
- difficultés avec le genre féminin : ma chaussure, elle est gris ; mes sandales, ils sont blancs;
- difficultés avec les singuliers et pluriels : l’animau, il était mort ;
- problèmes avec les prépositions, l’atelier de le papa, rentrer dedans l’école, je suis passé à droite le banc, je monte à la table, il avait failli à se brûler, il travaille aux poules, il travaille au maçon, il travaille aux pommes ;
- problèmes avec les auxiliaires : j’y ai allé, j’ai monté ;
- difficultés avec la conjugaison : nous voilons les Ifs (nous voyons), on passons (on passe).

En tenant compte de la densité de ces fautes et de la facilité des enfants à prendre la parole, de la fluidité de leurs discours, de la maîtrise du lexique et des tournures syntaxiques qui leur étaient proposées dans les modèles, nous avons pu les classer en cinq grands types. Nous avons isolé ainsi, dans l’un des types, le petit groupe d’enfants qui semblaient avoir d’autres difficultés, explicables par leur manque de compétence linguistique.
Ce que nous avions défini avec ces enfants de cinq ans, c’était davantage des modèles de prise de parole que de véritables situations de parodie. Il nous semblait en effet qu’ils n’avaient pas encore pu développer suffisamment d’observations sur les façons de parler autour d’eux pour pouvoir les parodier par eux-mêmes, comme le font si facilement les enfants d’une dizaine d’années (6).

Enfants de dix ans

À neuf ou dix ans, il semble que les enfants ont suffisamment observé le jeu social pour savoir faire spontanément une sorte de typologie des langages de prestige : parler comme un directeur d’entreprise, parler comme une dame riche, comme un médecin, comme un présentateur d’informations ou de météo, ou comme une vedette de télévision(7). C’est à ce moment-là qu’on les voit utiliser des tournures dont on les croyait incapables : du vocabulaire spécialisé, des formes grammaticales raffinées, ou des formules de politesse très particulières. Il arrive souvent, du reste, que ces formes sophistiquées fassent un contraste assez drôle avec la naïveté des propos, comme lorsqu’une enfant de neuf ans parodie un " Directeur d’aéroport " qui, d’une part distribue des médailles et des millions, et, d’autre part, utilise une tournure sophistiquée de coordination des sujets : ma secrétaire et moi-même vous accompagnerons :

" Le Boeing 707 sera retardé de 10 minutes 50 secondes. Nous vous remercions de votre… (comment ça s’appelle ?)… de votre aide pour avoir fait parvenir notre Boeing. La dirigeance de Air France vous donnera quatre médailles : or, argent, bronze, métal. Ma secrétaire viendra vous les apporter avec la Caravelle 814. Si vous n’êtes pas satisfaits des médailles, nous vous donnerons 3.000.599 francs. L’aéroport sera fermé dimanche, lundi, mardi. Le Ministère des Finances vous donnera un passeport, pour aller en Nouvelle Calédonie et à Nouméa. Ma secrétaire et moi-même vous accompagnerons " (GARS, Péd.,1981, reproduit dans Blanche-Benveniste et Jeanjean 1987).

Les enfants sont toujours amateurs d’un vocabulaire technique bien adapté, qu’ils semblent retenir avec prédilection, comme dans cette parodie d’informations télévisées où il est question d’un appel aux bénévoles et de la grève des avitailleurs :

" Passons aux faits-divers. La nappe de pétrole s’approche de la Vendée. D’ici samedi, la nappe de pétrole aura touché la côte. Un appel aux bénévoles pour une opération de sauvetage des oiseaux : nous avons peur pour la survie des animaux et nous encourageons les pompiers à enlever vite le pétrole pour que, d’ici samedi, le pétrole ne tue pas la côte. Parlons de la grève : la grève des avitailleurs se poursuit " (enfants de onze ans, reproduit dans T 37,59).

Les mêmes enfants, parfois pris de court, semblent malheureux de ne pas retrouver le " bon mot " qui leur fait défaut :

" Euh dans tous les…, dans tous les va-… dans tous les avions, la…, presque tous les avions, les avitailleurs ont fait une grève ; ça fait que les avions sont…, sont…, sont bouchés ".

Il leur arrive d’en inventer, comme " la Saint-Noël " dans cette parodie du bulletin de météo :

" Demain, nous serons le vingt-cinq décembre. Nous fêterons la Saint-Noël. Le soleil se couche…, se lèvera à…, à 6 h 1/2 et se couchera à 17 h 10 " (reproduit dans T 39, 158).

La parodie permet de braver les interdits de vocabulaire, comme le font deux petites filles jouant aux " Dames snobs ", en mettant à poil au compte d’un de leurs personnages :

- Nous sommes allés à l’Ile du…, du Soleil Levant ; ça se situe dans le…, après le port de Marseille.
- Oui, je connais, j’y suis déjà allée.
- Bon. Et que je vous raconte : Horrible !… Voilà, affreux !… C’est abominable, cette façon de se tenir !… Nous sommes arrivés sur l’île… Oh mais, c’est infect !… Ça doit être malpropre des gens comme ça !… Quelle horreur !…
- Ah oui ?
- Devinez ce que nous avons vu ! Et encore !… Et on nous a obligés à… Devinez quoi ! Vous ne devinerez jamais… Nous mettre tout nus, " à poil "… Je crois que c’est ça exactement le terme que l’on peut employer dans ces conditions.
- C’est… Oh non !…
(enfants de 9 et 11 ans, reproduit dans Blanche-Benveniste et al., 1990, p. 257).

En écoutant la télévision, les enfants ont suffisamment bien observé les présentateurs professionnels qui interrogent les vedettes pour savoir qu’ils ont un langage plus normatif que les vedettes interrogées. La présentatrice emploie le ne de négation, pour que le pétrole ne tue pas la côte, alors que la vedette interrogée, Céline Dion, ne l’emploie pas :

" - Mademoiselle Céline Dion, c’est quand que vous ferez votre bébé ?
- Euh, je sais pas encore si c’est pendant ces trois ans, parce que mon mari a été malade " (T 37, 82).

Les présentateurs posent souvent leurs questions, avec insistance, sous forme de sujets postposés :

- Auriez-vous, en tant que spécialiste, quelques conseils de sécurité à donner, éventuellement ?
- Votre blessure vous fait-elle encore mal ? (enfants de 9 à 11 ans, Gars, Spataro 1996)

Il leur arrive même parfois, par excès d’application, de cumuler le sujet postposé et le sujet post-posé :

- Combien je vous dois-je ? Je vous fais un chèque ? (Gars, Morillo 25, 2)

ou de combiner est-ce que et le sujet post-posé :

- En tant que docteur, est-ce que vous pensez que les gestes du docteur que nous voyons sur la cassette du film sont-elles, euh…, des gestes appropriés ? ( Sapataro 1996).

Cet excès même montre que le procédé a été parfaitement identifié et qu’il joue comme un indice linguistique attribué à un personnage de prestige. Pour juger du langage de prestige choisi par ces enfants, il faut séparer le projet linguistique qu’ils ont formé et la réalisation qu’ils ont pu en donner. Le projet a, la plupart du temps, une valeur linguistique très bien adaptée, comme le sont les négations et les interrogations puristes qu’ils cherchent à produire. Ils en apprécient fort bien la valeur. Mais la réalisation morphologique qu’ils en donnent est affaire d’expérience. Pour en avoir une réelle expérience, il faudrait avoir manipulé souvent ces formes et avoir eu l’occasion d’en peser les bonnes et les moins bonnes réalisations. Or ce sont des formes qu’ils utilisent très rarement dans leur langage ordinaire, de sorte qu’ils en ont peu d’expérience dans leur langue parlée. La parodie leur fournit précisément des occasions de s’y risquer, mais ces occasions sont généralement trop peu fréquentes pour qu’ils aient pu faire la mise au point.
Pour montrer combien il est nécessaire à qui veut en juger de faire la dissociation entre valeurs linguistiques et formes de réalisation, je voudrais fournir l’exemple des réflexions sur le passé simple, fournies par des enfants de 10 à 11 ans. Une institutrice a provoqué dans sa classe (la dernière classe d’école primaire) une discussion ouverte sur le passé simple (N. Pazery 1988). L’examen de cette discussion montre que les enfants ont d’emblée dissocié formes et valeurs.

Les valeurs leur plaisent beaucoup, (" c’est un temps intellectuel ", dit l’un d’eux) et ils en parlent fort bien, avec une finesse qui a étonné bien des adultes. Mais les formes leur échappent et comme le dit une petite fille de dix ans :

Les prénoms des temps ont été très mal choisis. Le passé simple, quel nom ! On aurait dû l’appeler passé dur. Ce n’est pas simple, c’est dur (Saadia).

Voyons ce qu’ils disent des formes :

- On ne sait jamais s’il faut dire je tomba ; ça m’étonnerait que ce soit ça. Je tombai, ça doit aller. Mais ça ne peut pas être je tombis. De plus, je trouve qu’il y a un truc complètement idiot, c’est nous tombîmes et vous tombâtes. (Hélène)

Ces enfants essaient de s’en remettre à " l’oreille " pour choisir entre plusieurs formes possibles de passé simple ; mais leur intuition tombe rarement juste, car, comme le dit Stéphane, on ne se rend pas compte de ses erreurs :

- Pour mon oreille, mieux vaut entendre il vut que il vit. (Claire)
- Quand Isabelle a lu Je raconta, moi, ça m’a pas du tout choquée. (Andrée)

Ils identifient très bien le prestige de ce temps, qui évoque le passé, les contes de fées. Ils y voient un enrichissement réservé aux élites :

- Nous l’employons pour enrichir nos textes. (Claire)
- Il n’en est pas question pour une personne qui n’a pas fait d’études et qui dit volontiers à son fils : " Casse-toi ! ". (Xavier)

Au moment d’en analyser la valeur, ils donnent des justifications extrêmement précises :

Si je dis, en parlant d’un homme : " Il passe ", j’ai l’impression de connaître ce personnage. Si je dis : " Il passa ", alors c’est un inconnu. Il n’est pas de mon temps. (Christophe)

L’un d’eux pousse la finesse jusqu’à refuser d’en faire seulement un temps du passé:

Et si c’est un temps du passé, pourquoi nos textes de science-fiction sont-ils écrits au passé simple ? (Daniel)

Ces enfants-là n’ont pas grand chose à apprendre de plus sur la valeur du passé simple, même s’ils commettent encore beaucoup d’erreurs sur les formes. Où ont-ils appris cette valeur ? Certainement pas dans la conversation quotidienne, mais bien évidemment à travers les lectures qu’on leur a faites et qu’ils ont faites eux-mêmes. Lorsqu’ils produisent des passés simples, c’est donc en quelque sorte en " parodiant " un texte ou une personne.

Conclusion

Les observations que je présente ici sont celles d’un linguiste. Elles ne comportent pas les garanties des expériences de psychologues, qui travaillent avec des protocoles très rigoureux. Et du reste, les psychologues n’apprécient pas qu’on mêle les considération sur la production de langage et sur la " reproduction ", comme nous l’avons fait. Elles ne comportent pas non plus de propositions précises de travail, comme pourrait en proposer un spécialiste de didactique et de pédagogie. Elles témoignent de la connaissance que nous avons acquise à travers les études sur la langue parlée des adultes et des enfants.
Pourquoi l’école a-t-elle des difficultés à imaginer un enseignement de la langue orale ? L’école a interprété langue orale uniquement dans le sens de langue spontanée. Or elle ne peut pas prétendre enseigner la langue spontanée ; elle ne sait donc généralement pas quoi faire des productions orales spontanées que lui fournissent les enfants, si ce n’est pour aider ceux d’entre eux qui ont du mal à prendre la parole. Les séances prévues dans les écoles françaises pour " l’expression orale libre " ont souvent été frustrantes parce que les enfants s’y prêtaient mal et parce que les enseignants, qui voyaient surtout dans la langue un moyen de communication, ne voyaient pas comment enseigner aux enfants à communiquer dans la spontanéité.
Montrer des modèles d’expression orale est certainement utile, surtout pour ceux que les enfants ne rencontrent pas dans leur entourage immédiat, car c’est aussi une initiation pratique aux interactions sociales par le langage. Il paraît donc utile de faire connaître aux enfants les formes de langue parlée " qu’on n’entend pas tous les jours " et sur lesquelles ils font évidemment beaucoup de fautes au début, pour leur permettre de les manipuler et de s’y habituer. Mais il est important par dessus tout de montrer des modèles d’une langue de prestige. On n’en montre habituellement que pour l’écrit, comme s’il n’en existait pas pour la langue parlée, et les maîtres eux-mêmes ont souvent du mal à se présenter comme des détenteurs d’un oral de prestige.
Valoriser la langue parlée : c’est au centre des préoccupations actuelles de beaucoup de linguistes. En faire une application utile dans l’enseignement, c’est du ressort des pédagogues.

Claire Blanche-Benveniste
Professeur à l'École Pratique des Hautes Études à Paris, spécialiste de linguistique française

 

Références

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BEGUELIN, Marie-José (2000), De la phrase aux énoncés. Grammaires scolaires et descriptions linguistiques, De Boeck/ Duculot, Bruxelles.
BILGER, Mireille (éd. 1999), " L’Oral spontané ", numéro spécial de la Revue Française de Linguistique Appliquée, Volume IV-2.
BLANCHE-BENVENISTE, Claire (1991), " Le citazioni nell’orale e nello scritto ", in M. ORSOLINO e C. PONTECORVO, La Costruzione del testo scritto nei bambini, La Nuova Italia, Firenze, p. 259-273.
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BLANCHE-BENVENISTE, Claire, ROUGET, Christine et SABIO, Frédéric, Choix de textes de français parlé. Trente-six extraits, Champion (Collection " Les français parlés : textes et études "), Paris.
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STENSTRÖM, A. B., ANDERSEN, G. and HASUN, I. K. (2002), Trends in Teenage Talk. Corpus compilation, analysis and findings, John Benjamins, Amsterdam/ Philadelphia. ("Studies in corpus linguistics", Elena TOGNINI-BONELLI ed.).

(*) L’auteur a publié de nombreuses études sur la grammaire du français écrit et du français parlé (écriture, morphologie, syntaxe) ; elle dirige, avec Paul Cappeau, une collection consacrée au français parlé, "Textes et études", publiée aux éditions Champion.

Notes

(1) Ces trois questions m’ont été posées en janvier 2002 par des enseignants de l’IUFM du Mans, que je remercie pour leur chaleureuse collaboration.
(2) La France n’a pas encore développé de très grands corpus. On peut en consulter un, de taille moyenne, sur le Web, une banque de données informatisée de Leuven (Belgique) http://bach.arts.kuleuven.ac.be/lancom/. Nous avons édité, sous forme de livre et de disque, un choix d’une trentaine de textes, publiés par Champion en 2002, parmi lesquels figurent des textes d’enfants. Des corpus de français parlé de la télévision ont été édités par. C. Lindqvist 2001.
(3) La linguistique contemporaine s’intéresse beaucoup à toutes ces sortes de variations et les Britanniques ont récemment étudié les différents " styles " qu’on peut repérer dans les grands corpus de langue parlée (Eckert et Rickford 2001). Cf. Gadet 1999.
(4) Tous les exemples dont la référence commence par " T " sont extraits de l’ouvrage publié en 2002 par Blanche-Benveniste, Rouget et Sabio, Choix de textes de français parlé. Trente-six extraits. Paris : Champion. Les transcriptions sont généralement éditées sans ponctuation, mais j’en ai ajouté une ici, pour faciliter la lecture.
(5) Dans son étude sur les enfants de cinq ans, Elaine Slosberg Andersen montre qu’ils sont capables, dès quatre ou cinq ans, de parler " comme le docteur " ou " comme le papa ", en jouant sur leur compétence linguistique déjà très étendue.
(6) Les analyses de Slosberg Andersen (1990) montrent que la gamme de situations qu’ils peuvent parodier reste assez limitée.
(7) Certaines études montrent que le goût pour la parodie de langage est assez répandu jusqu’à l’âge de 14 ans, alors qu’il décroît ensuite chez une partie des pré-adolescents (Stenstrom et al 2002).

 

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