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Une institutrice pas comme les autres

À Vanda Favre

Une école de hameau, neuf élèves et une institutrice pas comme les autres :Vanda Favre n’a jamais été une institutrice comme les autres. Lorsque que j’étais son élève dans une petite école de hameau, je n’en étais évidemment pas consciente. Après, en repensant au fil des ans et des expériences didactiques à des niveaux différents, à ces années de l’école de Feilley, j’ai pu me rendre compte de la richesse de la "méthode" d’enseignement-Vanda. Une méthode ouverte qui a su susciter, dans des conditions peu favorables, des talents multiples et marquer par une ouverture d’esprit remarquable mon existence et celle de mes copains.

Avant tout discours prévoyant d’innover la didactique et d’ouvrir l’école primaire à la vie réelle, dans un échange fécond entre les salles de classes et la réalité sociale, Vanda avait su accomplir, toute seule, une réforme avant la lettre. Dans les années 1963-1968, dans l’école du village de Feilley et de Cillian (hameaux de la commune de Saint-Vincent) qui comptait alors une dizaine d’écoliers de différentes classes et de différents âges, cette institutrice "extra-ordinaire" avait su créer ce que l’on pourrait définir une école valdôtaine dans les contenus de son enseignement, réellement bilingue et ouverte - autant que possible (il n’y avait pas alors l’Internet ou d’ordinateur mais tout simplement un poste de radio) - au monde extérieur.

Voyageuse infatigable mais ancrée à son terroir, Vanda Favre nous a enseigné le respect des cultures autres mais aussi l’amour pour ce Pays que nous habitions et où nous vivions tous les jours, un respect pour les différences culturelles mais une conscience identitaire forte et saine. J’étais alors un peu rebelle, voire sauvageonne (7 en conduite dans un bulletin où il n’y avait que des 9 et des 10), mais Vanda avait su conquérir (non sans une série de pensums impressionnants : des pages et des pages à recopier chaque soir…) une enfant qu’on lui avait confiée à cinq ans et qui avait un seul désir : apprendre le plus possible.
Pour ces élèves (pour la plupart patoisants), l’école était tout d’abord la découverte de deux langues : le français et l’italien. L’enseignement et la conversation se déroulaient le matin en français et l’après-midi en italien (ou vice versa). Tous les contenus (maths, sciences naturelles, histoire, géographie…) étaient ainsi transmis en français ou en italien, sans distinction.

Vanda a élaboré une technique originale pour familiariser ses écoliers aux richesses du patrimoine valdô: des mosaïques avec des petits papiers colorés

Vanda, toujours très active, avait préparé et photocopié à notre intention deux grands albums manuscrits d’histoire et de géographie du Val d’Aoste (j’en conserve encore jalousement un exemplaire) sur lesquels nous avons appris la civilisation de notre Pays. Nous avons ainsi connu très tôt fleuves et montagnes, monuments romains et châteaux, l’histoire des Salasses et la vie des Saints mais avons aussi appris à apprécier et à aimer des personnages (p. 110 sq. "Valdôtains illustres") comme : Jean-Baptiste de Tillier, le médecin Grappein (mon préféré), le docteur Laurent Cerise, le chanoine Gérard "le poète valdôtain", Innocent Manzetti "l’inventeur valdôtain" dont le "joueur de flûte automate qui se levait, saluait, approchait la flûte de sa bouche" (p. 120) nous faisait bien rêver, l’abbé Chanoux, l’abbé Cerlogne que nous imaginions passer d’un village à l’autre chargé de "sa branda, son chat et sa petite imprimerie" (p 128), Emile Lexert ou Prosper Duc… Les Saints et les "légendes -coutumes -traditions" (p. 146 et suivantes) n’avaient pas de secrets pour nous qui lisions, enchantés, ces histoires de miracles, de glaciers roses, de diables, de sorcières et de fées.
Parmi les "illustres Valdôtains" ne manquaient pas de figurer des botanistes comme Antoine Bernard de Tillier et Candide Piotaz car une autre des "passions" que Vanda nous a transmis était celle d’herboriser. Que de plantes, de fleurs et de feuilles nous avons cueillies et fait sécher dans notre précieux herbier (malheureusement disparu). Vanda, en effet, avant les modes écolos nous a appris, lors de longues promenades dans les alentours et notamment sur la colline de Tzaillun, à aimer et à respecter la nature. Elle avait confié à chacun de nous une partie du jardin qui entourait notre école où chacun plantait dans "sa haie" des fleurs et des arbres (mon cerisier d’Espagne, planté à 6 ans est maintenant bien plus grand que moi…).

Inutile de dire que le goût pour les livres et pour la fabrication des livres est l’un des héritages les plus précieux que j’ai reçus de mon institutrice. Tout récemment, mon amie Thérèse m’a apporté un petit colis que M. Raimondo Martinet, instituteur de la Basse-Vallée, m’envoyait en cadeau. Je ne sais dire la surprise et la joie que j’ai éprouvées en l’ouvrant. Ce paquet contenait, parfaitement conservés, une dizaine d’exemplaires de notre journal de classe : Tzaillun, journal mensuel de l’école de Cillian. L’émotion de relire ces pages et ces textes que mes copains et moi avions écrits au début des années soixante a été grande et tout un univers que je croyais oublié a pu ressurgir : nos jeux, notre poêle (oui, pas de chauffage…), notre travail collectif de rédaction et de tirage du journal, les couleurs et l’émotion de l’envoi aux autres écoles…

Je transcris d’un numéro de Tzaillun, printemps 1965 :

" Nous avons semé des fleurs dans des caissettes. Quelques graines ont déjà levé. Dans les caissettes nous avons semé beaucoup de qualités de fleurs ; violettes, giroflées, sauge, etc. Elles vont pousser bien dedans parce qu’il fait chaud. Dans notre salle de classe c’est le printemps. Quand nous voyons que la croûte de la terre est sèche nous l’arrosons. Quand les petites plantes auront grandi nous les repiquerons. Dehors il fait encore froid. Nous avons planté des lilas maintenant nous les arrosons. "

Et toujours dans le même numéro :

" Jésus a dit que nous sommes tous des frères ", devise accompagnant le dessin d’un homme tenant dans ses mains les drapeaux des Pays européens et le drapeau valdôtain. Tzaillun n’est qu’un autre témoignage de l’effervescence, de la créativité d’une institutrice admirable qui savait nous transmettre son enthousiasme et ses savoirs les plus divers. Inoubliables, pour moi, les jours où elle arrivait avec un fruit de grenadier, elle partageait avec nous ce fruit aux graines rouges précieuses pour nous comme des rubis qu’on savourait enchantés…

Nous n’avons jamais manqué un Concours Cerlogne, une journée mémorable pour nous que nous attendions avec impatience. Je me souviens d’une pièce, d’ailleurs publiée dans Notro dzen Patoué (c’est peut-être ma première publication…), que nous avions jouée devant les autres élèves : Lo ghiabio de Sian (Le diable de Cillian) où le diable, en réalité un rusé qui voulait manger la cranma (crème) préparée par les jeunes filles, entrait par la cheminée, ses jambes recouvertes par d’inquiétants bas noirs… C’est là, à l’occasion du Concours Cerlogne, d’ailleurs, que j’avais connu un ami de notre institutrice, aux lunettes noires et beau comme un acteur : Lucio Duc dont j’allais plus tard étudier la poésie.

A côté de ces activités annuelles, un après-midi par semaine était consacré aux dessins, à la peinture et à la création de très beaux tableaux en mosaïque, avec des bouts de papier patiemment collés. Une activité que Vanda, dans son buen retiro de Crotache, continue en créant de très beaux tableaux en mosaïque qui mériteraient une exposition.
Je pourrais continuer, dans une longue énumération, les activités diverses que cette institutrice nous proposait grâce à une fantaisie, à une créativité et à une générosité intellectuelle et morale exemplaires. Toutes les fois que je passe devant mon École, désormais fermée, je ressens un sentiment de nostalgie profonde mais aussi de reconnaissance et de joie pour tout ce que j’ai pu apprendre dans cette maison blanche au milieu des prés de Feilley. Une école de hameau marquée à jamais par la présence de cette institutrice intelligente, sensible qui nous a appris le respect des autres, des diversités et des faibles et, en même temps, la conscience d’une identité. Une institutrice que la "polissonne", à laquelle elle a si souvent tiré les cheveux, garde dans son cœur et dans sa tête. Merci Vanda.

 

Rosanna Gorris
Professeur titulaire de Littérature française au Département des Sciences du Langages de l'Université de Milan. Président de l'Institut Valdôtain de la Culture

rosanna.gorris@unimi.it

 

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