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Education bilingue : principes et modèles de référence

Quelques réflexions sur le modèle, les principes inspirateurs et les modalités d'application de l'éducation bilingue à l'école secondaire du 1er degré.

Nature de l'éducation bilingue dans le contexte sociolinguistique du Val d'Aoste

Quel est le modèle d'éducation bilingue qui caractérise actuellement l'école valdôtaine ? Quels en sont les principes inspirateurs ? Les enjeux ? Les perspectives ? Répondre à ces questions présuppose que l'on tienne compte de la dimension diachronique: un regard vers le passé, une attention particulière à ce qui se passe dans le présent, les yeux toujours tournés vers l'avenir.
De plus comprendre un projet d'éducation bilingue et ses implications profondes n'est possible que si l'on adopte une perspective sociolinguistique large : dans un contexte tel que celui du Val d'Aoste, l'éducation bilingue est une mesure d'aménagement linguistique qui prend ses racines dans une politique linguistique. Protéger, défendre une langue ressentie comme faisant partie du patrimoine culturel et de l'identité d'une communauté relève, en effet, de la politique linguistique : c'est une action éminemment volontariste, visant à la préservation du français, dont l'existence, sans l'école, serait fortement menacée.
La légitimité juridique de cette mesure est assurée par la Constitution de l'état italien dont le Statut Spécial constitue une articulation.
Les sociolinguistes considèrent que l'action sur l'école est la mesure d'aménagement la plus efficace, bien qu'insuffisante à elle seule, dans un projet de sauvegarde, que ce dernier vise simplement au maintien d'une langue minoritaire (cfr. à titre d'exemple, le projet de défense du basque dans le Pays Basque ou du corse en Corse) ou bien au renversement de son statut minoritaire (cfr. l'exemple de l'hébreu en Israël).
Il ne sera pas question ici de la cohérence de cette mesure avec la situation sociolinguistique réelle du français au Val d'Aoste souvent au centre des débats entre les opposants et les tenants du projet de maintien du français. Il suffit de dire que, paradoxalement, c'est l'opinion selon laquelle le français n'est plus une réalité sociale au Val d'Aoste qui offre l'argument le plus favorable à une politique de sauvegarde.
Ce qui compte, en effet, dans toute question linguistique, ce n'est pas tellement le degré de diffusion d'une langue dans une société, mais plutôt son poids et sa valeur symboliques et identitaires.
Si ces questions sociohnguistiques ne sont pas le but principal de cet article, elles sont ici rapidement rappelées, car elles constituent néanmoins l'arrière-plan de tout le débat sur le bilinguisme au Val d'Aoste.
La divergence entre les opinions et les sentiments à ce niveau génère, en effet, les ambiguïtés et les conflits concernant l'éducation bilingue.
Ne pas prendre en compte les considérations précédentes, ne pas simplement les évoquer reviendrait à amputer la réflexion de certains aspects dont les effets pervers sur l'école et les élèves, sont si évidents et si pesants.
Cela dit, la situation valdôtaine est telle que l'éducation bilingue, au-delà de son fondement politique, représente également une grande opportunité formative, pédagogique et didactique qui nous est ailleurs enviée et vers laquelle les responsables de l'éducation d'autres contextes orientent leurs projets scolaires les plus novateurs. C'est cette dimension essentiellement que cet article voudrait examiner.

Les principes inspirateurs

Un projet de sauvegarde de la langue grâce à l'école peut prendre différentes orientations, selon les contextes.
Quand c'est l'option monolingue qui est choisie, on préfère créer des écoles séparées pour les deux langues : c'est notamment le choix qui a été fait dans certaines écoles francophones du Canada et, notamment, au Québec ; c'est également, par exemple, l'option qui a été adoptée au Sud-Tyrol.
Cette mesure, qui semblerait plus efficace au niveau de la sauvegarde linguistique et identitaire d'un groupe minoritaire, se fonde sur la séparation entre groupes linguistiques.
Le choix qui a été fait au Val d'Aoste s'inspire plutôt d'une option bilingue : la séparation a, ici, fait place au partage, à un refus du clivage entre les deux langues et entre deux groupes linguistiques.
Le français n'est pas une langue qui sépare, c'est une langue qui "fédère", ou, mieux, qui devrait fédérer.
Il est fondamental de souligner le poids de ce premier choix fondamental de l'éducation bilingue au Val d'Aoste dans l'optique de la formation de l'individu: toute personne résidant au Val d'Aoste a droit au français, indépendamment de son origine, de sa langue, de son revenu. La langue minoritaire est ainsi "donnée" en partage à tous : c'est là un avantage considérable, en termes de valeur formative, de l'éducation bilingue telle qu'elle a été conçue au Val d'Aoste.
Certes, le revers de la médaille est que ce droit peut être perçu comme une imposition. Les projets de sauvegarde d'une langue minoritaire diffèrent grandement dans leurs modalités de réalisation ainsi que dans leurs finalités: la littérature sur le bilinguisme recense de nombreux modèles d'éducation bilingue. Au Val d'Aoste, la première application du Statut Spécial, celle qui a précédé les réformes bilingues des divers niveaux scolaires, s'est limitée à la simple prise en charge par l'école de l'enseignement du français en tant que matière spécifique. C'est une mesure considérée parmi les plus faibles. Au Val d'Aoste, elle a, malgré tout, permis un certain maintien du français: il suffit de voir la différence du niveau linguistique en français entre les gens de la génération scolarisée pendant le fascisme et celles des gens scolarisés à partir de l'après-guerre.
Les réformes qui ont touché sucessivement l'école maternelle, l'école élémentaire et l'école moyenne, ont amené un changement qualitatif (et quantitatif) considérable : l'élargissement de l'utilisation de la langue française dans le cursus scolaire, notamment dans les activités didactiques des diverses disciplines.
Pour ce qui est de l'école moyenne, l’Adaptation des programmes de l'Etat1 de 1994 se devait de continuer les options prises précédemment aux niveaux maternel et primaire, options qui ont contribué fortement à façonner un modèle valdôtain d'éducation bilingue.
Considérons un des derniers classements des modèles d'éducation bilingue2 :


Suivant ce classement, il est possible de dire que l'école valdôtaine a réalisé, à travers les différentes Adaptations, la transition d'un programme de maintien de la langue de type A, où la langue non dominante (dans le cas valdôtain, le français) n'est pas utilisée comme moyen de l'instruction, mais est considérée comme langue-cible (langue dans laquelle il s'agit d'atteindre de bonnes compétences communicatives), à un programme de maintien de la langue de type B, où la langue non dominante toujours considérée comme langue-cible, est également utilisée comme moyen d'instruction.
En particulier, la situation valdôtaine semble se rapprocher (avec des différences qui seront, par la suite, analysées) du type de programme défini LET :

Language exposure time (LET) programmes:
la langue non dominante et la langue dominante sont toutes les deux utilisées comme moyens d'enseignement pour différentes matières de façon à ce que les différents étudiants soient exposés de manière proportionnelle et simultanée aux deux langues (Goh, 1978: 2-2).
Par exemple, les sciences sociales ou d'autres disciplines culturelles sont enseignées dans la langue non dominante, tandis que les sciences, les mathématiques et d'autres matières techniques sont enseignées en langue dominante.
C'est une variante de l'immersion sur le plan de l'exposition à la langue non dominante3.


Mais, mises à part certaines ressemblances, le modèle valdôtain présente des spécificités qui le caractérisent profondément.
Tout d'abord, en ce qui concerne les fondements théoriques.
Qui dit bilinguisme, pense souvent équilinguisme, situation qui est, en vérité, plutôt exceptionnelle et qu'atteignent de rares individus placés dans des situations tout à fait particulières (par exemple, les enfants de parents parlant deux langues différentes, ou les polyglottes "professionnels" contraints d'atteindre, de par leur profession, des compétences très élevées dans plus d'une langue etc.).
La réalité des bilingues est bien différente et elle a été dernièrement mieux cernée4.

Les bilingues ne sont pas la simple somme de deux monolingues, mais ils sont une unique combinaison et intégration de langues5.

Voici la définition que donnent de la personne bilingue B. Py, C. Serra et L.Gajo de l'université de Neuchâtel qui s'occupent depuis longtemps de questions liées au bilinguisme :

Personne pratiquant le bilinguisme, que ce soit depuis la première enfance (bilinguisme simultané) ou non (bilinguisme différé). Une personne bilingue se caractérise par une maîtrise variable de deux ou plusieurs langues, maîtrise liée à des pratiques langagières différenciées de chacune de ces langues. Elle possède aussi un dispositif mental qui lui permet de choisir la langue appropriée à chaque situation, de changer de langue lorsque cela est nécessaire, souhaitable ou possible, et enfin de gérer la coexistence en elle de deux ou plusieurs systèmes linguistiques (maîtrise des interférences et des emprunts, par exemple). Une personne bilingue se trouvant en milieu monolingue sait accepter (et faire accepter par ses interlocuteurs) les particularités de ses propres pratiques linguistiques, qui la distinguent plus ou moins ouvertement de celles de ses partenaires monolingues6.

Ainsi l'éducation bilingue ne peut-elle pas viser l'acquisition de deux monolinguismes, de deux compétences linguistiques tout à fait comparables, suivant certaines conceptions surannées et idéalisées du bilinguisme scolaire. Ce qu'elle se doit d'atteindre est une compétence globale bilingue ou plurilingue, selon les cas. Cela implique une réflexion approfondie sur les mécanismes cognitifs du bilingue, sur sa façon de s'approprier les notions et les concepts dans deux langues, sur la gestion du répertoire bilingue dans la communication. Cognitivement, les deux langues, en effet, sont loin de constituer deux réservoirs séparés dans l'esprit de la personne bilingue: elles y occupent, certes, des aires spécifiques, réduites, mais elles y partagent également une large aire commune, selon la métaphore connue de l'iceberg de Cummins7 .

Parmi les spécificités cognitives et communicatives du bilingue, il y a l'alternance des langues : les deux langues se côtoient dans l'esprit du bilingue et elles s'alternent dans son parler, d'une façon qui peut paraître dictée par le hasard mais qui répond à des règles conversationnelles qui sont loin d'être banales. C'est le parler bilingue :

Disposer de compétences dans plus d'un seul code linguistique, c'est pouvoir passer
d'une langue à l'autre, selon les situations.
Mais il arrive aussi que les plurilingues, entre eux, passent d'une langue à l'autre, parfois au sein d'un même énoncé.
Il s'agit d'un phénomène courant dans les familles bi- et plurilingues, qui marque des fonctionnements linguistiques et emblématiques au sein de communautés particulières.
On observe aussi des formes alternées dans les situations scolaires d'apprentissage, et la parole empruntée à la langue-source dans ces moments particuliers de l'effort de la mise en mots dans la langue-cible montre la mobilisation de procédés d'appui, d'appel à l'aide, de pointage d'une lacune, ou la volonté de maintenir l'échange maigre tout.
Les plurilingues recourent au changement de langue - ou parler bilingue - de manière stratégique pour négocier du sens, porter des messages de contenu, donner des informations sur le locuteur, son identité sociale et culturelle, la place qu'il occupe dans la conversation, ou la nature de l'échange8.


Or le modèle d'éducation bilingue valdôtain favorise cette alternance des langues dans le curriculum. Mieux encore, elle a l'ambition de l'exploiter en vue d'un meilleur apprentissage des disciplines scolaires9. En particulier, l'école moyenne accueille, en provenance des deux niveaux précédents (l'école maternelle et l'école élémentaire), des élèves bilingues (selon la définition qui a été ici adoptée) auxquels il est fondamental d'assurer un apport linguistique qui soit conséquent et cohérent par rapport au parcours déjà fait et qui leur permette d'avancer dans la construction et le développement de leur interlangue en français.

Les enseignements linguistiques

Pour ce qui est de l'enseignement proprement linguistique, L'Adaptation de 1994 récupère le cadre conceptuel de la Premessa des programmes nationaux de 1979, programmes qui restent, à l'heure actuelle, encore extrêmement novateurs pour les orientations concernant l'éducation linguistique. Celle-ci, en effet, ne se cantonne pas au seul apprentissage linguistique, relevant de la responsabilité des professeurs de langue, mais elle est conçue comme une véritable éducation, transversale aux disciplines, prenant appui sur le patrimoine linguistique possédé par les élèves et dont la responsabilité incombe à l'ensemble des enseignants du conseil de classe.
Dans l'Adaptation, ce cadre conceptuel, déjà dense et riche d'implications, s'est élargi à la langue française. De plus, l'Adaptation avait l'ambition d'intégrer, comme deux aspects complémentaires, la dimension de la défense du particularisme valdôtain et celle de l'ouverture aux autres langues et cultures, objectif formateur s'il en est des enseignements linguistiques. L'Adaptation propose également un équilibre entre les deux langues afin d'atteindre les objectifs de l'éducation bilingue. Parmi ses finalités est prévue, en effet :

la valorisation du français au niveau de la communication et de la formation, dans un contexte d'éducation bilingue équilibré10.

Sans entrer dans les polémiques que soulève, dans le contexte valdôtain, le pourcentage à allouer aux deux langues, il est utile de souligner que dans des contextes où l'on vise simplement un meilleur apprentissage des langues étrangères à travers leur utilisation dans l'enseignement de disciplines autres, le pourcentage minimum établi pour que l'on realise de «réels gains et de bons résultats» est de 25 %11.
La question de la quantité de langue à laquelle exposer les élèves n'est absolument pas anodine: d'elle dépend, avec, bien sûr, d'autres facteurs, la réussite de l'éducation bilingue. C'est là une dimension qui ne peut être prise en charge que par les professeurs, à l'intérieur des divers groupes de programmation de chaque établissement. Enfin, au-delà des aspects du bilinguisme italien-français, l'enseignement d'une langue étrangère à l'école moyenne constitue un atout fondamental pour une orientation de l'école valdôtaine dans une optique plurilingue. L'ajout d'une langue étrangère germanique élargit et diversifie de façon significative les compétences linguistiques des élèves et les ouvre à d'autres langues et d'autres cultures. Les bases bilingues que possèdent les élèves offrent, en outre, un terrain fécond pour un enseignement de la langue étrangère qui, loin de reprendre les parcours didactiques communs en milieu monolingue, viserait plus rapidement à l'efficacité communicative, prenant appui sur des stratégies déjà développées dans les deux premières langues.

Le français et les disciplines

Suivant l'orientation donnée à l'éducation bilingue dans les niveaux précédant l'école moyenne, il n'y a pas de disciplines à privilégier dans l'enseignement bilingue. C'est à la capacité d'expérimenter de chaque établissement et de chaque conseil de classe au sein de l'établissement qu'est laissée la liberté de repérer les aires de chaque discipline à approfondir de façon bilingue :

La programmation permet de définir, pour chaque matière, les domaines disciplinaires et interdisciplinaires qui peuvent donner lieu à l'enseignement en italien et en français, les deux langues étant employées en tant qu'instruments d'analyse et d'approfondissement des cursus12.

Ainsi, le principe de l'alternance, caractéristique de la personne bilingue, est-il adopté comme principe de l'école moyenne bilingue, avec cette différence par rapport aux niveaux précédents, qu'il est nécessaire, de s'interroger plus à fond13, sur les relations :
- entre langue et discipline, en prenant en compte la notion de transversalité de la langue, le rapport entre langue et langages spécifiques, les types discursifs et textuels utilisés et les activités langagières sollicitées par chaque discipline;
- entre éléments culturels et disciplines, à la recherche des connotations culturelles qui pourraient poser problème, mais qui constituent un terrain fécond pour une réflexion culturelle, pour la mise en place d'un relativisme culturel ainsi que pour un enrichissement et une diversification des notions disciplinaires;
- entre les diflérents types de savoirs et les différentes opérations cognitfves que chaque discipline met en jeu.

L'éducation bilingue devient ainsi une loupe à travers laquelle la réflexion sur la discipline atteint une profondeur autre qui ne touche pas que les aspects linguistiques, pourtant fondamentaux. A travers la relation complexe langue-pensée, elle interroge fortement la cognition et ses mécanismes. En somme, le grand défi serait de faire en sorte que l'utilisation des deux langues ne soit pas uniquement orientée vers une meilleure connaissance de la langue française, mais qu'au travers des deux (ou trois) langues s'opèrent des processus cognitifs favorables également aux disciplines: processus de "défamiliarisation", dans le sens d'une distanciation du concept par rapport à l'"étiquette" linguistique (favorisant donc une plus grande capacité d'abstraction) ou de transfert de stratégies d'infe'rence et de résolution des problèmes du domaine linguistique au domaine cognitif...

Modalités de mise en place de l'éducation bilingue

L'innovation bilingue telle que l'envisage l'Adaptation de 1994 se fonde, on l'a déjà dit, sur la capacité de chaque établissement de créer son propre projet d'éducation bilingue sur la base des principes du modèle proposé. En cela, l'Adaptation anticipait fortement le scénario actuel défini par les dispositions réglementant l'autonomie des établissements et par tout ce qu'elle implique en termes d'initiative de leur part, de capacité d'élaboration et de gestion de projets complexes pouvant répondre, de près et de façon performante, aux exigences spécifiques d'un certain territoire et de son public. Il était difficile à l'époque d'envisager des règles strictes pour un projet qu'il fallait expérimenter et construire dans le concret : cela n'aurait pas non plus été souhaitable. Mieux valait faire confiance aux capacités autonomes des divers acteurs impliqués dans l'innovation et dans leur créativité en acceptant les risques qui pouvaient en dériver, dont le premier est un sentiment aigu d'insécurité.

Ainsi l'éducation bilingue n'a-t-elle pas été envisagée comme devant s'ajouter au système existant : elle devait plutôt s'intégrer et s'harmoniser avec lui.

A cet effet, l'Adaptation fait appel à diverses mesures de rationalisation :
- la pédagogie intégrée des trois langues en présence dans le respect et la valorisation des diversités des trois systèmes linguistiques ;
- l'interdisciplinarité en tant que mesure d'économie cognitive, recherche et exploitation des transversalités diverses (linguistiques, méthodologiques, épistémologiques, heuristiques ou autres) qui caractérisent les disciplines.

Du point de vue pédagogique, l'Adaptation voit dans la pédagogie de projet, pédagogie active, centrée sur l'action du sujet-apprenant,

une stratégie efficace pour une introduction de l'éducation bilingue qui ne soit pas formelle mais qui soit plutôt orientée vers une amélioration de la qualité globale de l'école moyenne régionale14.

Dans les intentions de l'Adaptation :

Cette pédagogie, qui doit essentiellement être conçue en tant que principe inspirateur de l'ensemble de l'action pédagogique et didactique, se concrétise tant dans des projets disciplinaires que dans des projets interdisciplinaire15.

Sans oublier, enfin, que l'Adaptation voit dans l'éducation bilingue :

une occasion pour multiplier les actions en matière de dispersion scolaire, d'intégration des élèves handicapés et d'insertion des élèves provenant d'autres régions d'Italie ou appartenant à d'autres milieux linguistiques et culturels16.

En somme, un modèle, celui de l'école moyenne bi-/plurilingue dont la finalité ultime est, dans l'esprit de l'Adaptation, le succès de tous les élèves, chacun accepté dans sa diversité et valorisé dans ses potentialités: une éducation bi-/plurilingue qui peut offrir, par sa structure horaire, par les possibilités d'agencements différents (des classes et des groupes dans les classes) et de collaboration entre les enseignants, de nombreuses occasions pour des parcours individualisés dont le but est l'épanouissement individuel. Une éducation bilingue qui va, dans ses intentions, complètement à l'encontre de certaines conceptions qui identifient le bilinguisme avec la surcharge cognitive et le malaise pédagogique.

Evaluer l'éducation bilingue

Dans le cadre complexe qui vient d'être esquissé, que signifie évaluer l'éducation bilingue ? S'arrêter à une évaluation des acquis linguistiques, bien que cela soit indispensable, serait, dans cette optique, extrêmement réducteur.
Les compétences communicatives des élèves de classe de troisième ont déjà été évaluées par le Comité Technico-Consultatif d'évaluation grâce à un test élaboré par l'université de Grenoble.
Ce même Comité a entrepris récemment de sonder les capacités des élèves à gérer des tâches cognitives complexes dans les deux langues.
Il serait intéressant, comme il est suggéré ci-dessous, de trouver d'autres voies, originales, pour évaluer les acquis, originaux, de l'éducation bilingue:

Trop souvent l'accent est mis dans l'évaluation des bilingues sur leur compétence linguistique (...). Rarement l'évaluation des bilingues dans le système scolaire vise d'autres compétences importantes d'un bilingue.

Aux Etats-Unis, la Secretary's Commission on Achieving Necessary Skills (SCANS) de 1991 a recommandé que l'on prête attention dans les lycées aux compétences ayant trait au travail. Par exemple, des standards de performance ont été reclamés dans les habiletés interpersonnelles (par ex.: travailler en équipe, négocier, bien travailler avec des gens avec un background culturel différent), l'interprétation et la communication des informations, la pensée créative, la prise de responsabilité, la sociabilité, l'autogestion et l'intégrité.
Ces importantes habiletés «pour la vie» sont considérées comme des «accomplissements essentiels» pour l'emploi, le respect de soi et la création d'un monde meilleur. Sur certains de ces attributs, il y a de bonnes raisons de penser que les bilingues peuvent avoir des avantages par rapport aux monolingues (par ex.: négocier, bien travailler avec des gens avec un background culturel différent, interpréter et communiquer les informations, penser de façon créative).
Si l'évaluation des bilingues visait davantage ces attributs qui ont trait au monde extérieur et moins les habiletés linguistiques scolaires dans la langue de la majorité, une vision plus affirmative, plus productive et plus constructive des bilingues pourrait être promue17.


Evaluer une éducation bilingue ne signifie pas se centrer sur les seuls résultats bien que cette évaluation soit indispensable.
Il est également important de s'interroger sur les différents facteurs qui peuvent avoir influé, d'une façon ou d'une autre, sur ces résultats18.

A la recherche de repères...

Quand l'entreprise est aussi ardue qu'elle l'est dans le cas d'une innovation bilingue, avec tous les coûts (humains, financiers et autres) qu'elle comporte, on ressent parfois un sentiment d'impuissance, de solitude, de fatigue et la sensation qu'il y a trop à faire pour arriver à la perfection que l'on voudrait atteindre d'emblée.
Pourtant il suffit de se référer à d'autres contextes soumis à des politiques linguistiques pour constater que l'on est confronté aux mêmes problèmes et aux mêmes interrogations.
Mises à part des situations de défense d'une langue minoritaire, situations nombreuses en Europe et partout dans le monde, qui peuvent présenter des analogies avec la situation valdôtaine, il est intéressant de remarquer que les orientations en didactiques des langues, au niveau européen, envisagent l'utilisation des langues étrangères dans les disciplines non linguistiques comme des mesures intéressantes pour rendre l'enseignement de la langue plus efficace : elles proposent qu'elles soient utilisées comme langues véhiculaires dans d'autres matières. Il est ainsi possible de créer des espaces autres que les cours de langues pour l'apprentissage linguistique et ce dans une optique d'économie19. Langues étrangères et disciplines se trouvent ainsi réunies dans des projets de formation concrets tel que le CLIL (Content Language Integrated Learning) ou l'EMILE (Enseignement des Matières Intégré aux Langues Etrangères), mis en œuvre dans divers pays européens travaillant en réseau20. Un nouveau domaine est ainsi en train de naître : la didactique des disciplines à travers les langues étrangères.

Les défis à assumer...

D'autres importants défis attendent, à un horizon qui se fait de plus en plus proche, l'éducation bilingue. Le premier concerne le suivi que l'école moyenne saura donner à l'action qu'elle a entreprise: un des problèmes actuels est comment faire en sorte que les acquis d'équipes expérimentales ou de groupes de professeurs isolés, avancés dans leur recherche et dans leur pratique, deviennent patrimoine partagé par l'ensemble des enseignants de l'école moyenne. Il faudra, sans doute, faire des efforts communs d'expérimentation, de recherche et surtout d'échange, œuvrer dans la confrontation continuelle et dans une optique d'amélioration en spirale du processus. Dans un autre ordre de problèmes, il faudra s'interroger sur l'intégration des élèves en provenance d'autres communautés linguistiques et, notamment, se demander comment exploiter leurs différents répertoires linguistiques pour faire en sorte qu'ils deviennent source de valorisation pour les enfants qui en sont porteurs et source de richesse pour tous les élèves valdôtains. Il faudra faire preuve de créativité pour trouver des modalités originales d'intégration de ces enfants dans le contexte bi-/plurilingue de l'école valdôtaine. Il s'agira aussi de capitaliser les acquis réalisés dans d'autres situations où ces problématiques ont déjà trouvé des solutions.
Dans une perspective à court terme, il est important de savoir quel suivi sera donné au travail de l'école moyenne et, surtout, comment faire en sorte que le patrimoine de connaissances et de compétences des élèves (qu'une définition réaliste de bilinguisme nous permet de définir bilingues) soit dûment reconnu et enrichi par l'école supérieure dans une optique qui se doit d'être bi-/plurilingue.
Enfin, dans une perspective à plus long terme, il est important d'envisager dès maintenant les mesures à prendre pour faire en sorte que les futures générations d'enseignants soient préparées à assurer la relève avec un bagage de compétences professionnelles comportant, outre leur formation pédagogique et méthodologique dans la discipline enseignée, une formation linguistique aussi bien qu'une formation générale en didactique dans le cadre d'une éducation bi/plurilingue.
Ces quelques réflexions se terminent sur une question qui ne se veut pas technique du tout, mais dont la réponse, collective, pourrait résoudre les difficultés et les morosités actuelles de l'éducation bilingue: comment vivre (et, surtout, faire vivre à nos élèves) le bi-/plurilinguisme qui caractérise l'école valdôtaine avec la tranquille fierté dont les acteurs d'autres réalités plurilingues font preuve ?

Marisa Cavalli
Section Ecole Secondaire du 1er degré - IRRSAE du Val d'Aoste

Notes

1 Adaptation des programmes d'enseignement de l'école moyenne de l'état (DM. 09.02.1979) aux exigences socioculturelles et linguistiques de la Vallée d'Aoste (Loi constitutionnelle n° 4 du 26 février 1948 STATUT SPÉCIAL DE I.A \ALLÉE D'AOSTE. articles 39 et 40). délibération du Gouvernement régional n° 5884 du 22 juillet 1994 (dorénavant - Adaptation).
2 D. NUNAN. and A. I.AM, «Teacher Education for Multilingual Contexte: Models and Issues», in Cenoz, J. and Genesee, F., 1998, Beyond Bilingualism, Mutilingualism and Multilingual Education, Multilingual Matters, Clevedon (traduction de M.Cavalli).
3 Ibidem (traduction de M. Cavalli)
4 Grosjean F., 1982, Life with two languages, An Introduction to Bilingualism, Harvard University Press, Cambridge et L, di, G. et Py B., 1986, Etre bilingue,Lang, Berne.
5 Baker C., Prys Jones S., 1998, Encyclopedia of Bilingualism and Bilingual Education, Multilingual Matters, Clevedon (traduction de M.Cavalli).
6 Région Autonome de la Vallée d'Aoste, Projet «Disciplines et Bilinguisme», Activités du groupe d'étude pour l'enseignement des mathématiques a.s. 1997-1998, Mémento linguistique.
7 Tiré de Baker C., Prys Jones S., 1998, Encyclopedia of Bilingualism and Bilingual Education, Multilingual Matters, Clevedon (traduction de M.Cavalli).
8 Coste D., Moore D., Zarate G., 1996, «Compétence plurilingue et pluriculturelle», Etude préparée pour le Conseil de l'Europe, in 1998. Apprentissage et usage des langues dans le cadre européen, Recherches et applications, Le français dans le monde, Paris.
9 Coste D. et PasquierA., 1988, «Principes et méthodologie» in Langues et savoirs - Due lingue per sapere, supplément à L'Ecole Valdôtaine.
10 Adaptation Titre 1, 2. Finalités.
11 Marsh, N. (1998), «Language Learning and Bilingualism», article encore à publier dans le cadre du projet européen TIE-CLIL.
12 Adaptations Titre II, Programmation pédagogique et didactique.
13 Comme l'ont fait les équipes de professeurs valdôtains, dans le projet Disciplines et bilinguisme (Bureau des Inspecteurs Techniques).
14 Ibidem, Titre III, 2. Pédagogie de projet.
15 Ibidem.
16 Ibidem, Titre 1,2 Finalités.
17 C. BAKER, S, PRYS JONES, 1998, Encyclopedia of Bilingualism and Bilingual Education, Multilingual Matters, Clevedon (traduction de M.Cavalli).
18 cfr. dans ce même numéro de I'Ecole valdôtaine, le schéma tiré de Baker, C., 1985, Aspects of Bilingualism in Wales, Clevedon, Multilingual Matters 19, regroupant les variables d'une éducation bilingue.
19 D. COSTE, D. MOORE, G. ZARATE, 1996, op. cit.
20 G. PORTÉ, L'éducation bilingue ou l'enseignement intégré des langues et des disciplines en Europe, n° 44 L'Ecole Valdôtaine.
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